Afrique émergente : par les matières premières, mais au-delà

(Africa Diligence) L’un des pays les plus dynamiques d’Afrique est l’île Maurice, dépourvue de ressources naturelles. Plutôt que de s’enfermer dans une monoculture de la canne à sucre, le pays s’est diversifié dans le textile, le tourisme, les services financiers et les technologies de l’information. Un vrai modèle.

Moulay Hafid Elalamy, ministre marocain du Commerce, de l’Investissement et de l’Économie numérique, aime surprendre. Pour commencer, alors que la deuxième édition de l’Africa CEO Forum, organisée à Genève du 17 au 19 mars, se déroule presque exclusivement en anglais, il choisit de s’exprimer dans la langue de Molière. Ensuite, il explique que si l’Afrique entend garder la tête hors de l’eau, elle ne doit surtout pas miser presque exclusivement sur ses matières premières. « Il y a une décennie, le Maroc n’a pas hésité à se lancer dans des secteurs hautement concurrentiels, comme l’aéronautique et l’automobile. Pour beaucoup d’observateurs extérieurs, c’était un anachronisme. »

Aujourd’hui, Tanger accueille la plus grande usine Renault hors d’Europe. Le constructeur fait travailler 200 équipementiers. Quant à Bombardier (constructeur d’avions et de trains), installé près de Casablanca, il donne du travail à une centaine d’entreprises locales. Enfin, Moulay Hafid Elalamy rappelle que si la Chine est un concurrent direct du continent africain, elle tend à devenir de moins en moins compétitive, en raison de l’augmentation croissante des salaires. De plus, « Les entreprises occidentales travaillent à flux tendus. Ne stockant plus les marchandises, elles veulent être approvisionnées très rapidement. En raison de notre situation géographique, nous devenons très concurrentiels », souligne le ministre marocain. Il assure même que des sociétés africaines parviennent aujourd’hui à vendre leurs produits finis en… Chine.

Une croissance de 6,5 % en 2014

Le mot « Chine » revient bien davantage que celui d' »Europe » dans ce forum qui se tient dans l’Intercontinental de Genève. Il est vrai que la Chine est devenue depuis 2009 le premier partenaire commercial du continent, devant l’Europe et les États-Unis. Si l’Afrique est aujourd’hui la deuxième zone géographique la plus dynamique derrière l’Asie, elle le doit, certes, à sa consommation locale et à l’augmentation des investissements étrangers, « mais pour beaucoup aux profits tirés de la vente de ses matières premières à l’ogre chinois », rappelle-t-on du côté de Jeune Afrique, coorganisateur de l’Africa CEO Forum avec la Banque africaine de développement (BAD) et Rainbow Unlimited.

Il y a une décennie, l’Afrique était considérée comme « foutue », condamnée à jamais à sombrer dans la misère et le chaos. En 2013, l’Afrique subsaharienne enregistrait une croissance de 5,5 %. Cette année, elle devrait grimper encore d’un point, assure l’économiste Donald Kaberuka, président de la Banque africaine de développement (BAD) et ancien ministre des Finances du Rwanda. Une performance exceptionnelle pour un continent qui traîne autant de grands corps malades, comme la Somalie, le Soudan du Sud ou la République centrafricaine. En revanche, l’Afrique du Nord et le Sahel enregistrent une croissance plus faible (mais néanmoins réelle de 4,5 %) en raison d’une instabilité politique depuis le Printemps arabe. Quant à la croissance démographique, elle tourne autour de 2,5-2,7 %.

Mettre l’accent sur le secteur privé

Les raisons de cette embellie inattendue ? Les prix à la hausse des matières premières, bien évidemment, mais aussi des politiques économiques et budgétaires beaucoup plus rationnelles, notamment dans des pays comme l’Éthiopie (8 % de croissance) et le Mozambique (+ 7 %). Des dettes raisonnables : elles ne représentent que 25 % du PIB du Kenya, 34 % de celui de l’Afrique du Sud. Une inflation maîtrisée. Résultat, les capitaux ont beaucoup moins peur de l’Afrique. Dans un article intitulé « L’Afrique va-t-elle aussi bien qu’on le dit ? », le journaliste Alain Faujas révèle que l’agence Moody’s a levé 8,1 milliards de dollars sur les 9 premiers mois de 2013, « contre 7,2 milliards pour l’année 2010 et 1,2 milliard il y a dix ans ».

Alors, pourquoi un Forum si tout va si bien ? Cette croissance, très inégalitaire, ne se mange pas… « Comment vendre le rêve africain aux 20-40 ans qui ne sont pas présents dans cette salle ? » demande l’un des participants à ce forum. En effet, la majorité des investissements se déverse toujours vers les industries extractives (pétrole, gaz, bauxite, charbon, or, diamant). Or, ce secteur ne fournit que… 1 % des emplois en Afrique. À quoi bon être riche si la population est au chômage et ne consomme pas ? Ce n’est pas un hasard si Donald Kaberuka a réorienté la stratégie de la Banque africaine de développement, mettant dorénavant l’accent sur « le secteur privé, le développement des infrastructures et l’intégration régionale ».

L’exemple de l’île Maurice

En clair, le continent ne fera pas l’impasse sur l’industrialisation. « La Chine et l’Afrique ont la même population, d’un milliard d’habitants. Mais la Chine est un pays, l’Afrique en compte 54 et autant de barrières, d’obstacles bureaucratiques », déplore Mo Ibrahim, fondateur en 1998 de Celtel, le premier opérateur de téléphonie mobile financé et géré par des Africains. « L’avenir, c’est la qualité des réseaux, des tuyaux, des liens. Qu’ils soient en dur, comme l’énergie, les transports, les ports, ou virtuels, comme l’informatique, les systèmes financiers », ajoute Pascal Lamy, l’ancien directeur général de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), dont le siège est à Genève.

Si l’Afrique de l’Est semble avoir (enfin) compris que le développement passe par l’intégration régionale, en revanche, l’Ouest n’avance guère, faute de volonté politique. « Le seul moyen de créer des emplois durables, ce n’est pas de vendre ses matières premières, mais de les transformer », n’ont cessé de répéter les intervenants du 2e Africa CEO Forum à Genève. Pour preuve, l’un des pays les plus dynamiques du continent est l’un des plus petits. Il s’agit de l’île Maurice, dépourvue de ressources naturelles. Plutôt que de s’enfermer dans une monoculture de la canne à sucre, ce confetti de l’océan Indien s’est diversifié dans le textile, le tourisme, les services financiers et les technologies de l’information. Et en prime, c’est une vraie démocratie.

(Avec Ian Hamel)