La résilience de l’économie africaine face aux idées reçues

[Africa Diligence] Le déclenchement de la guerre au Mali et les évènements en Centrafrique ou au Congo peuvent laisser penser que l’Afrique ne fait vraiment l’actualité qu’en cas de crise grave. Une situation qui tend hélas à renforcer les clichés sur le continent noir. Mais est-il encore possible de noyer l’émergence de l’Afrique sous un flot de mauvaises nouvelles ?

Pour nuancer ses clichés, on admettra qu’il peut y avoir des périodes de croissance économique (comme ces dernières années) : mais celles-ci sont de courte durée, et ne bénéficient pas à l’essentiel de la population, car dépendant uniquement d’une hausse du prix des matières premières exportées par les pays africains; Lorsque les cours s’effondreront, la misère reviendra. Les statistiques du PIB confirment cette stagnation de l’Afrique sur le long terme, avec de fortes fluctuations liées à la valeur des exportations.

Illusion statistique

Il n’y a qu’un problème avec cette histoire : elle est probablement fausse, parce que fondée sur des données fausses. Toute mesure comporte une marge d’erreur, et le calcul du PIB ne fait pas exception. Mais dans de nombreux pays africains, l’établissement des statistiques économiques nationales souffre de toute une série de biais considérables, analysés notamment par l’économiste Morten Jerven dont le livre à paraître bientôt illustre ce post.

Les comptables nationaux, en Afrique, ne disposent pas d’une information de qualité identique pour tous les secteurs d’activité. Les industries, la production d’énergie, fournissent des données à peu près fiables; de la même façon, les activités exportatrices sont assez bien mesurées, d’une part parce qu’elles sont souvent contrôlées par une entreprise publique nationale unique, et que l’établissement des statistiques est facilité par le fait que le commerce extérieur passe par quelques points bien identifiés : ports, aéroports et postes de douane.

Par contre, l’information manque pour toute une série d’activités : la production agricole consommée dans le pays (de nombreux pays n’ont pas de cadastre, rendant impossible l’identification exacte des terres agricoles), une grande partie du secteur des services, l’économie informelle. Pour tous ces secteurs, obtenir des informations coûte cher, nécessite un personnel dont ne disposent pas les services statistiques des différents pays. L’évaluation n’est donc pas faite très souvent.

Résultat, pour estimer le PIB et son évolution, les statisticiens s’appuient sur une année de base, durant laquelle ils ont disposé de meilleures données (par exemple, parce qu’une étude plus exhaustive a été menée cette année là). Ensuite, on va appliquer les évolutions mesurées à l’aide de données très parcellaires à la structure économique de l’année de base pour estimer la croissance.

Cette mesure génère des biais systématiques : les secteurs exportateurs, mieux évalués, ont un poids excessif dans la mesure du PIB national; surtout, la croissance économique est systématiquement sous-évaluée parce qu’en se fondant sur la structure économique du pays pendant une année de base, tous les nouveaux secteurs d’activité sont négligés. L’exemple le plus frappant est celui du Ghana. l’année de base pour établir ses statistiques était 1993; or, depuis, par exemple, le secteur des telecom a explosé, passant de 50 000 lignes dans tout le pays à un taux d’équipement en téléphone mobile de 75% dans un pays de 20 millions d’habitants. Or, comme les télécoms ne représentaient presque rien en 1993, la croissance de ce secteur est totalement passée à côté des statistiques nationales. Résultat, lorsque le Ghana a fait une nouvelle évaluation exhaustive du PIB en 2010, cela a abouti à relever le PIB par habitant du pays de 60%, le faisant passer en une journée au statut de pays à revenu intermédiaire!

D’autres révisions du PIB sont en cours, notamment au Nigéria et au Kenya. L’ampleur des corrections à venir sera probablement du même ordre pour ces pays : 60 à 100%. Le PIB des pays africains est très fortement sous-estimé. Il faut ajouter à cela le fait que le calcul du PIB par habitant dépend aussi de la connaissance des évolutions démographiques, et que le recensement souffre lui aussi de biais importants. Résultat : le PIB par habitant des pays africains est tellement biaisé qu’il est en pratique dépourvu de signification.

Ce que nous croyons savoir est faux

En somme, tous les discours tenus sur l’Afrique sont, au moins en partie, fondés sur des données statistiques totalement fausses. Depuis des décennies, on ne manque pas d’analyses pour expliquer pourquoi le continent africain stagne économiquement : institutions, poids du colonialisme, corruption, sociétés conflictuelles à cause de frontières ne respectant pas les divisions ethniques, dépendance aux matières premières, etc, etc. Toutes ces explications de la stagnation africaine, s’appuyant sur la comparaison statistique entre la croissance des différents pays, n’ont qu’un seul problème : la stagnation africaine des dernières décennies n’est qu’une illusion statistique.

Cette illusion perdure parce qu’elle arrange beaucoup de monde. Les économistes du développement, qui ont passé leur carrière à analyser les différences de parcours et expliquer le sous-développement africain, n’ont pas tellement envie de reconnaître que tous leurs travaux n’ont été en fait que du commentaire de bruit statistique. Les gouvernements bénéficiaires de l’aide internationale n’ont pas tellement envie de reconnaître que leur pays est plus prospère qu’on le croyait, car cela risquerait de réduire des flux d’aide importants pour le budget de l’Etat; Les organismes donateurs n’ont pas très envie de reconnaître que leurs décisions d’allocation de l’aide internationale ont été fondées sur des statistiques totalement fausses.

Et peu de gens ont vraiment envie de changer leurs idées reçues sur l’Afrique. La révision du PIB du Ghana en 2010, son accession au statut de pays à revenu intermédiaire, est totalement passée inaperçue : elle ne cadre pas avec l’image d’un continent ravagé par les guerres et la misère. Alors que l’armée française s’engage dans un nouveau conflit en Afrique, il n’est pas forcément inutile de nous souvenir de l’ampleur de notre ignorance.

(Avec FTV)