[CAVIE-ACCI] Face à la crise générée par le COVID-19, le professeur Achille Mbembé appelle à la mobilisation des intelligences en Afrique. Pour lui, il est urgent de déconstruire les thèses alarmistes des experts occidentaux sur le continent. L’historien soutient que le catastrophisme n’est pas une option.
Vous rejetez certaines prévisions et certaines analyses qu’on entend beaucoup en ce moment et qui versent trop, selon vous, dans le « catastrophisme ? »…
Achille Mbembé : Oui. Et en fait, je ne suis pas le seul. Chaque fois qu’il est question d’Afrique, c’est la catastrophe. Or, ce sont des catastrophes souvent annoncées qui ne se réalisent pas du tout. Les Africains en ont marre, ils n’écoutent même plus ce genre d’analyses. Si on peut traiter tout cela d’analyses. Ce sont des préjugés que l’on ressasse, peu importe les situations ou les évènements. Beaucoup d’efforts sont consacrés en ce moment dans plusieurs pays d’Afrique à la réflexion sur l’impact que pourrait avoir cette pandémie sur l’Afrique. Cette réflexion est faite du dedans et elle mérite autant d’intérêt que les notes de conjoncture du quai d’Orsay.
Et vous avez eu besoin d’écrire : « L’Afrique ne va pas s’effondrer»…
Oui. C’est une évidence, mais qu’il faut peut-être répéter. Le catastrophisme n’est pas une option. Le catastrophisme ne permet absolument pas de rendre compte des dynamiques de société très plurielles, très complexes et qui sont là depuis très longtemps, et qui savent mettre à profit les épreuves qu’elles ont endurées dans le passé pour se faire un petit chemin dans un présent qui, comme on le voit, est très obscur.
Mais envisager le pire pour s’y préparer, ce n’est pas la même chose que souhaiter le pire ?
Non. Je suis d’accord avec vous, ce n’est pas la même chose. Ici, en Afrique du Sud où je vis, nous avons travaillé justement à partir de plusieurs scénarios. Le pire en faisait partie, mais le pire n’était pas notre point de départ. La vérité, c’est que personne ne peut dire à l’heure où nous sommes comment l’épidémie se déroulera et qu’est-ce qui en sortira. Mais personne ! Et c’est peut-être le propre de ce COVID-19 de nous ramener à cette vérité selon laquelle au fond, une grande partie de l’histoire de l’humanité est faite d’imprévus.
Inversement, beaucoup de thèses et de fake news circulent en ce moment qui tentent à minimiser le risque. N’est-ce pas plus dangereux encore ?
Oui, beaucoup. On traverse une époque au cours de laquelle les facultés critiques, qui nous permettraient de discerner le vrai du faux, sont assiégées par la déraison et le crétinisme. Le crétinisme est la chose la plus partagée de nos jours, pas seulement sur le continent, mais partout dans le monde grâce en partie aux nouvelles technologies numériques. Et donc, effectivement, le temps pour l’expertise, il est maintenant.
Vous appelez à une mobilisation des intellectuels ?
Oui. Et des sociétés. Il y a un certain nombre d’initiatives qui ont cours parmi les sociologues et les anthropologues. Par exemple sur la gestion des risques, dans des contextes où la survie requiert la mobilité au quotidien. Est-ce qu’il y a d’autres manières autres que le confinement d’affronter les risques qui se posent à nous ? Voilà autant de questions qui méritent des réponses situées. Il y a des questions d’ordre général, c’est-à-dire qu’on est amené quand même à devoir réfléchir sur ce que signifie un évènement comme celui-ci. C’est l’ensemble de la planète qui est touchée. C’est l’humanité toute entière qui est interpellée par ce qui est en train de se passer. C’est un virus qui ne connait pas de frontières. Comment expliquer par exemple qu’on compte combattre ce virus en revenant aux frontières alors que le virus est partout chez lui ?
Est-il déjà temps de réfléchir à l’après-COVID-19 ?
Oui. Il nous faut penser l’après-COVID-19. Il y a un certain nombre d’économistes africains qui sont en train de réfléchir sur, non pas la relance de l’économie telle qu’elle était avant le COVID-19, mais sur les moyens de réinventer l’économie. Par exemple : si on continue de procéder à des déforestations massives, évidemment on finira avec des catastrophes comme celle-ci. La libération de centaines de milliers de virus hors de leur habitat normal et leur contamination des humains avec lesquels de toutes les façons, ils sont en relation. Est-ce qu’on peut continuer à vivre sur la base d’une économie fondée sur le saccage de l’environnement ? Je ne le pense pas du tout. Et si ce n’est pas le cas, comment on réinvente l’économie de telle manière à ce qu’un équilibre dynamique s’instaure entre les humains et la biosphère. Ce sont ces questions que pose cet évènement.
(Avec RFI)