Pourquoi la communication des entreprises est devenue inaudible

[Africa Diligence] La crise va accélérer la fin du modèle désuet d’une communication interne des entreprises où les contenus sont faibles, à destination de salariés récepteurs supposés ignorants, crédules, voire manipulables.

Nous allons assister à un changement de sens et à l’apparition d’une troisième dimension. A côté de l’idéal de la « communication-partage », recherché par tous, de la réalité dominante de la « communication-transmission », où la hiérarchie communique de haut en bas, se développera la « communication-négociation », où l’émetteur doit toujours tenir compte de l’intelligence des récepteurs et accepter un retour critique.

Plusieurs phénomènes expliquent cette mutation.

La crise rend les salariés sceptiques. Le chômage, les restructurations, les démantèlements, les délocalisations, la vitesse de la spéculation et ses dégâts, la valse des marques, font que les salariés sont dubitatifs. La réalité s’impose, rendant caduques les formules aseptisées, et les directions s’en trouvent plus ou moins désacralisées.

Tout est trop instable, incertain, et va trop vite, dans un environnement le plus souvent hostile. Cinquante ans de publicité et de communication généralisée par les médias et Internet ont rendu par ailleurs tout le monde plus critique et ironique.

Ils savent tout (ou presque)

Les salariés, quel que soit leur niveau hiérarchique, sont également beaucoup plus informés. A l’extérieur, avec la multitude de sources d’informations et d’interactions, ils savent tout (ou presque) sur la réalité économique, financière et commerciale, et n’oublient rien en franchissant les murs de l’entreprise, ce qui représente une rupture radicale. Le rapport intérieur/extérieur a changé, et c’est souvent la culture de l’extérieur qui s’impose.

Pourtant, le travail et l’entreprise ont besoin d’un espace-temps qui leur soit propre. L’omniprésence de l’information sur tous les supports, les révélations, accompagnées de rumeurs le plus souvent alarmistes, laissent une marge de manœuvre très faible aux dirigeants à l’égard desquels l’admiration ou le respect sont d’ailleurs facilement comptés.

Cette crise de confiance larvée est grave, d’autant que ces dirigeants sont eux-mêmes soumis à des jeux de pouvoir. Ceci explique la tendance à renforcer le secret, parfaitement contradictoire avec l’idéologie de la transparence et de la participation qui domine par ailleurs dans le discours sur le « management moderne ».

La généralisation des sites, blogs, tweets, et toutes les formes contemporaines de communication ne facilitent pas la communication interne, contrairement aux apparences. Ces échanges en réseau et l’expression facilitée par ces technologies ne sont pas toujours compatibles avec les jeux de pouvoir, économiques, financiers, techniques ou commerciaux. L’entreprise ne peut pas être un espace égalitaire et, de l’espionnage à la traçabilité, tout se termine souvent devant les tribunaux.

L’omniprésence des interactions techniques rend encore plus nécessaire la valorisation de la communication humaine. Les hommes sont moins performants que les techniques, mais bien plus sophistiqués dans leurs échanges. C’est pourquoi, après la révolution de l’information au XXe siècle, le défi du XXIe siècle sera selon moi de penser la communication comme condition de confiance dans les rapports sociaux au sein d’un univers incertain, traversé de toutes les informations.

Critiques, sceptiques et sur-informés

Face à ces ruptures, il existe une marge de manœuvre. Réaliser que tous les salariés sont critiques, sceptiques et sur-informés. Réduire par conséquent le plus possible la langue de bois. Glisser du côté de la vérité. Essayer la confiance. Valoriser les directions de la communication. Utiliser l’intelligence créatrice de tous, qui d’ailleurs ne demande qu’à se manifester.

Changer ces journaux d’entreprise souvent peu crédibles. Partager des informations. Légitimer les syndicats. Remettre à leur place les directions financières. Écouter d’autres logiques et propositions. Apprendre à négocier, c’est-à-dire à communiquer autrement. Faire confiance aux uns et aux autres pour aller vers un modèle de communication moins vertical, plus horizontal et authentiquement interactif.

Mais attention. Pas de confusion des rôles et des genres. Mobiliser mieux l’intelligence de tous ne signifie pas instaurer l’égalité. L’entreprise, l’école, l’hôpital ou l’armée ne sont pas des phalanstères.

Chacun doit rester à sa place, même si les rapports peuvent être plus respectueux. Avec trois logiques à faire cohabiter : la hiérarchie, l’égalité et la négociation. En réalité, il faut arriver à faire cohabiter hiérarchie et négociation, ce qui est la singularité de la culture démocratique.

L’omniprésence de l’information oblige à valoriser la fonction de communication comme négociateur entre des points de vue contradictoires. Maintenir l’hétérogénéité dans l’entreprise, comme dans la société, est indispensable pour éviter le risque d’anomie. C’est le triomphe même de l’information qui crée ce changement de modèle de communication dans l’entreprise et ailleurs.

Cela ne suffit pas à changer la réalité, mais permet de mieux reconnaître l’apport des uns et des autres, la complexité de la réalité et la cohabitation de niveaux d’expériences.

Dominique Wolton est directeur de l’Institut des sciences de la communication du CNRS.

Source : Le Monde