Victoires et challenges de la croissance africaine

[Africa Diligence] Le 10 octobre 2014, Carlos Lopes a obtenu le Lifetime Africa Achievement Prize pour ses actions en faveur de la relance économique. C’est la 2ème fois que le Secrétaire exécutif de la CEA est distingué pour sa contribution à l’effort de guerre économique en Afrique. Dans cet entretien, il décrypte les victoires et challenges de la croissance africaine.

Y a-t-il une durabilité à la croissance que connaît le continent africain et comment maintenir la cadence?

La durabilité est garantie par les tendances structurelles lourdes en faveur de l’Afrique. La tendance démographique d’abord. Avec une croissance accélérée, non seulement de la population mais de la classe moyenne, qui peut raisonnablement présager d’une période assez longue de croissance.

Deuxième facteur, le continent dépend encore à 80% des exportations de matières premières, dont ⅓ concerne le pétrole et le gaz, pour lesquels je suis moins optimiste face aux changements importants qui devraient s’opérer sur ces marchés de l’énergie, notamment le gaz de schiste. Par contre, pour la consommation croissante des produits agricoles, nous avons les réserves. Idem pour certains types de minerais dont l’Afrique possède des réserves considérables et quelquefois même un contrôle de la production mondiale.

Troisième tendance lourde favorable, les grandes économies industrialisées vont entrer dans une période de grande difficulté de restructuration. Elles ont atteint un tel niveau qu’elles ne peuvent plus supporter la charge sociale provoquée par le vieillissement de la population. Pour les pays récemment industrialisés, comme la Chine, le coût de la main-d’œuvre va nettement augmenter. Le monde sera ainsi obligé de regarder ailleurs, et notamment vers l’Afrique.

L’Afrique aiguise l’appétit des investisseurs, mais en profite-t-elle réellement?

Il s’agit là de la qualité de la croissance. En effet, il ne suffit pas de parler de croissance, mais d’une croissance dédiée à l’amélioration des conditions de vie, notamment la création d’emplois et une inclusion sociale plus consistante. Certaines inégalités s’aggravent dans de nombreux pays africains. C’est la raison pour laquelle nous appelons à une transformation structurelle des économies. Pour s’attaquer à ces problèmes sociaux de fond, il faut s’industrialiser, seul secteur apte à créer la masse d’emplois nécessaires à la jeunesse. A ce sujet, les pays doivent avoir des stratégies de politiques industrielles consistantes, comme vient de le faire le Maroc. D’une façon générale, la CEA fait, depuis 2 ans, la promotion de l’industrialisation. De plus en plus de pays se tournent vers cette voie. Quant à la productivité agricole, elle est essentielle car une grande partie de la population africaine vit du secteur rural. Le constat est rude quand 65% de cette main-d’œuvre est africaine, alors que la contribution reste très basse (autour de 6%). La réponse à cette situation sociale catastrophique, qui continue de s’aggraver, reste l’augmentation de la productivité agricole. Dans ce domaine, les marges de récupération, par rapport à d’autres régions du monde, sont importantes. Actuellement, nous avons la productivité agricole la plus basse de la planète. Quant aux emplois dans le secteur des services, qui explose en termes de croissance, ils sont créés dans le secteur informel. Il ne suffit donc pas d’avoir une croissance, mais de la mettre au service de transformation structurelle des économies.

Cette transition doit-elle passer par la prise en charge de l’Afrique par les Africains eux-mêmes?

Là, c’est la partie financement de l’équation. Financer cette transformation structurelle en ne comptant que sur l’aide au développement n’est pas suffisant pour transformer une région. Cette aide vient en soutien, mais la transformation doit venir de l’intérieur, de nos sociétés. Le moment est venu d’avoir une discussion plus profonde sur ces questions de financement, d’autant plus que nous estimons que l’Afrique possède de nombreuses ressources internes, qui n’ont pas été efficacement utilisées, avec des contrats de ressources naturelles très mal négociés. L’Afrique n’a pas tiré suffisamment profit de la valeur de ses exportations et ses matières premières n’ont pas été utilisées pour promouvoir la transformation locale, créatrice d’emplois. Le forum que nous venons d’avoir est là justement pour montrer que le temps est venu de prendre les décisions importantes en termes de financement, et passer au-delà du paradigme de l’aide au développement comme centre de la discussion.

Avec quels moyens financiers? Comment mobiliser les ressources?

Nous avons présenté de nombreuses recherches dans ce domaine à l’occasion du forum. Elles concernent les fonds d’investissements privés, le trafic illicite des capitaux, la mobilisation des ressources internes, les nouveaux partenariats et les nouveaux systèmes de financement pour le climat, qui pourraient positionner l’Afrique au sein des débats les plus actuels. Ce qu’il faut souligner, c’est que les pays africains discutent aujourd’hui de sujets très différents de ceux abordés il y a 10 ans, voire même 5 ans. Ce qui est très encourageant.

Si on prend les grandes discussions commerciales internationales, les Africains commencent à avoir des positions plus agressives sur leurs intérêts. Concernant les grandes négociations sur le changement climatique, ils se sont organisés en déposition commune. C’est même la seule région qui a un comité de chefs d’Etat sur ce sujet. Dans les négociations sur le post-2015, les nouveaux objectifs, qui vont remplacer les objectifs du Millénaire, les Africains sont les seuls à avoir une position commune régionale. En vue de la conférence mondiale, qui aura lieu l’année prochaine, sur le financement pour le développement, l’Afrique est la première à avoir une discussion débat de fond sur cette question.

Carlos Lopes est devenu, en septembre 2012, le huitième Secrétaire exécutif de la Commission économique pour l’Afrique (CEA). De mars 2007 à août 2012, il a tour à tour assuré les fonctions de Directeur général de l’Institut des Nations Unies pour la formation et la recherche (UNITAR) et de Directeur de l’École des cadres du système des Nations Unies. Il est titulaire d’un doctorat en histoire de l’Université de Paris I (Panthéon-Sorbonne), d’un master de l’Institut de hautes études internationales et du développement de Genève et du titre de docteur honoraire en sciences sociales de l’Université de Cândido Mendes à Rio de Janeiro.

(Avec Stéphane Jacob)