5 questions à Anne Marie LIBMANN, spécialiste de l’information stratégique

[Africa Diligence] Anne Marie Libmann a travaillé dans les années 1980 en ex-URSS. Elle a ensuite dirigé les services d’information et veille stratégique de grands groupes industriels internationaux dont Pechiney, Alcan et Rio Tinto.

Aujourd’hui la Russie : Quelles sont les entreprises qui utilisent l’Intelligence Economique (IE) ? Et est-elle indispensable pour s’implanter en Russie ?

Anne-Marie Libmann : Il y a généralement deux types d’entreprises: il y a les grandes entreprises françaises ou européennes, ou encore les grosses PME qui regardent de très près leur implantation en Russie, et qui ont de vraies démarches autour de l’IE. Ces entreprises la pratiquent pour la Russie comme pour tous les pays du monde où elles sont implantées et possèdent très souvent leurs propres services d’informations. Ces services sont basés en général en France et en Europe, là où se trouve la décision stratégique, et non en Russie qui accueille surtout les effectifs opérationnels.  Puis il y a les PME qui doivent, à notre avis, développer une démarche dans le domaine de l’IE et qui ont besoin, pour s’implanter en Russie, d’élaborer au préalable une vraie réflexion stratégique et structurée, et d’avoir des informations vérifiées. Bien sûr, c’est un coût…

Est-ce une pratique également utilisée par les sociétés russes ?

Nous ne travaillons pas en Russie mais sur la Russie. Mais bien entendu, nous travaillons aussi avec des entreprises russes qui viennent vers nous. Pour ces dernières, il s’agit essentiellement de faire de la vérification de partenaires car on se rend compte que, très souvent, les entreprises russes vont travailler avec des produits importés de ces partenaires sans vraiment les connaître. Le marché européen reste encore difficile à comprendre et à capter pour eux. On ne peut toutefois pas parler de phénomène, mais c’est effectivement une culture qui se développe car les entreprises russes sont de plus en plus désireuses d’aller sur les marchés occidentaux, et pour se mettre à niveau, elles vont investir dans le domaine de l’information économique, scientifique et technique. Par ailleurs, les Russes sont de plus en plus sensibles à leurs intérêts économiques.

Comment accédez-vous à l’information ?

Nous fonctionnons uniquement avec des sources ouvertes. Cela signifie que l’information que l’on se procure est légalement obtenue. C’est notre principe de base et c’est extrêmement important car nous refusons de passer par des officines secrètes, ou des bases de données « sous-terraines ». L’information, qu’elle soit russe ou mondiale, se trouve très souvent dans des bases de données spécialisées légales, auxquelles nous avons accès librement ou via des abonnements, pour les informations payantes. Elle peut être aussi tout simplement non disponible pour l’extérieur de l’entreprise. En Russie, comme dans tous les pays du monde, il existe des bases de données concernant tous les domaines d’informations, économiques, financiers, -avec des renseignements sur l’actionnariat, le bilan, les dirigeants des sociétés, les contenus de la presse, mais aussi scientifiques -avec la littérature scientifique et les brevets. Ce sont des matériaux publics dont l’accès est ouvert via des abonnements. Notre rôle est alors de mutualiser un dispositif professionnel d’accès à l’information pour nos clients qui, eux, n’ont pas accès à ces bases de données, puis d’analyser la matière première collectée, et de rendre notre expertise. L’information se trouve aussi sur Internet: la blogosphère, les sites, les forums, les réseaux sociaux, le web de « l’immédiateté » avec des informations en temps réel ou quasi réel… c’est très vaste. Ces sources agissent en complément de celles récupérées dans nos bases de données. Dans ce cas, il faut être capable de bien utiliser et de maitriser le Net, de mettre en place des outils de surveillance automatisée de sites web.

En Russie, existe-t-il une confusion dans les esprits entre l’IE et l’espionnage ?

Oui, et d’ailleurs la difficulté est de traduire en russe le terme d’intelligence économique. On utilise le terme « razvedka» très mal connoté en Russie puisqu’il signifie espionnage, donc nous sommes prudents avec ce mot. Mais lorsque nous l’utilisons, dans un contexte légal et scientifique, le terme « konkurentnaya et tekhnologitcheskaya razvedka » désigne alors l’exploration que l’on fait pour une entreprise de son environnement de marché, concurrentiel, technologique, et dans ce cas, cela a du sens. Maintenant, l’IE en français pose aussi problème car pour certains c’est également assimilé à de l’espionnage et dans la presse, il est fréquent de voir ce terme utilisé pour des questions d’espionnage. Donc même en France, il y a toujours un amalgame dans certains esprits.

Il y a-t-il la notion de guerre économique à travers l’IE ?

L’idée est qu’une entreprise a le devoir de s’informer sur son environnement mais aussi de se sécuriser et de s’assurer que les autres ne la mettent pas en danger. Dans ce contexte, l’IE est une arme importante.

Entretien mené par Maureen DEMIDOFF