Areva: les zones d’ombres du rachat d’Uramin

En 2006-2007, le cours de l’uranium s’envole sur les marchés mondiaux, dépassant alors les 100 dollars la livre. Face à cette montée, le groupe nucléaire français Areva souhaite sécuriser son approvisionnement. Le 15 juin 2007, il annonce l’OPA d’une junior entreprise canadienne, Uramin, qui dispose de permis miniers dans plusieurs pays d’Afrique, en Namibie (Trekkopje), en Centrafrique (Bakouma) et en Afrique du Sud (Ryst Kuil).

Pourtant, Uramin n’était pas la cible prioritaire d’Anne Lauvergeon. A l’époque, l’Etat a mis son veto à l’acquisition du géant australien Olympic Dam et par manque de réactivité, Areva n’a pu acquérir la société australienne Summit Resources.

L’offre est finalisée en juillet de la même année pour un montant de 2,5 milliards de dollars américains (soit 1,82 milliard d’euros), ce qui en fait l’une des plus importantes acquisitions de l’histoire du groupe, détenu à 87 % par l’Etat. Un « beau succès », estimait alors l’Agence des participations d’Etat, un service rattaché au ministère de l’économie, des finances et de l’industrie.

 Déroute du projet

Mais les ressources des mines d’uranium de la start-up canadiennes se sont révélées moins riches qu’escompté. Le 12 décembre, Luc Oursel, actuel président du directoire d’Areva, annonce une dépréciation de 1,46 milliard d’euros de sa filiale minière, soit une perte de 80 % de la valeur de rachat d’Uramin. Motifs invoqués : des réserves apparemment surévaluées, une chute des prix de l’uranium – en 2007, Goldman Sachs, notamment, prédisait que la livre d’uranium atteindrait 200 dollars, elle s’échange aujourd’hui à près de 50 dollars – ou encore de capacités de production finalement pas mises en place. Ce fiasco financier alimente aussi les soupçons de tromperie, déjà présents depuis plusieurs mois.

Car d’autres éléments viennent renforcer le climat de suspicion autour de ce dossier. Le cours du titre Uramin a été multiplié par six pendant les six mois précédant l’acquisition de la société minière par Areva, passant de 300 millions d’euros lors de son entrée en Bourse en décembre 2006 à 1,8 milliard en 2007. Un rapport de Goldman Sachs pour EDF, daté du mois d’avril 2007 et révélé fin décembre 2011 par L’Express, soulignait les risques concernant le rachat de la société d’exploration Uramin.

Deux enquêtes internes

En interne, l’opération de rachat des gisements soulève aussi de nombreuses questions. Le 25 décembre, Le Journal du dimanche dévoile que deux enquêtes avaient été commanditées début 2010 pour clarifier ses conditions d’acquisition. A l’époque, Anne Lauvergeon est candidate à sa propre succession pour un troisième mandat à la tête d’Areva.

Ainsi, en mars 2010, une première recherche a été confiée par la direction du patrimoine du groupe à la société d’intelligence économique Apic. Dans un entretien au Parisien, daté du vendredi 13 janvier (en accès payant), Marc Eichinger, l’auteur du document confidentiel, affirme que le groupe nucléaire a été victime d’une « escroquerie ». « Areva n’avait rien à faire avec Uramin, société qui n’avait aucune production ni aucune ressource prouvée », explique-t-il. L’expert financier avance « un soupçon de délit d’initié avec des opérateurs ayant connaissance très tôt » de la future OPA en 2007. Une hypothèse renforcée par le fait que le groupe s’est basé sur des documents d’une unique société américaine, SRK, « rémunérée par le vendeur ». Aucune équipe n’a été dépêchée sur place et aucune expertise indépendante n’a été sollicitée par le groupe, souligne aussi l’expert.

Le cas Daniel Wouters

Les investigations de la société basée à Sciez (Haute-Savoie) se sont également portées sur Daniel Wouters, directeur de la division des mines chez Areva, sur qui planent des soupçons de conflit d’intérêts. Ce banquier franco-belge a été recruté en 2006 pour trouver une mine d’uranium au moment où le groupe cherchait à sécuriser ses sources d’approvisionnement. Lors de sa nomination, il était également responsable de Swala Ressources, une société d’exploitation minière en Afrique. Un double statut qui ne correspond pas « aux bonnes mœurs des affaires », estime M. Eichinger. Daniel Wouters « connaissait le mari d’un cadre dirigeant », ce qui a facilité et accéléré son intégration dans le groupe. « Je n’ai pas pu prouver d’enrichissement indu », précise toutefois l’expert.

Chez Areva, on suspecte aujourd’hui le mari de Mme Lauvergeon, Olivier Fric, d’être à l’origine de ce recrutement, rapporte Le Parisien. Une information démentie par l’avocat d' »Atomic Anne ». Le couple a par ailleurs assuré que M. Wouters n’était « pas à l’origine de l’intérêt d’Areva pour Uramin » et que M. Fric ne le connaissait pas avant son embauche par Areva.

Pour le député socialiste Daniel Goua, rapporteur de la mission sur EDF et Areva, l’arrivée de l’ancien banquier s’est faite par un chasseur de tête : « Il fallait quelqu’un qui avait à la fois un profil de banquier et une bonne connaissance du secteur minier ». Joint par Le Monde.fr, le rapporteur souligne que les éléments révélés par l’Apic ne permettent pas d’incriminer clairement M. Wouters.

Les rôles de Mme Lauvergeon et de son époux

La seconde enquête mandatée par le groupe nucléaire a été révélée le 21 décembre par Le Canard enchaîné. Le journal dévoilait l’existence d’un rapport d’enquête datant du 26 septembre réalisé par une officine privée suisse, Alpes Services, et ciblant notamment le conjoint d’Anne Lauvergeon.

Une partie de l’enquête détaille, selon Me Versini-Campinchi, l’avocat de Mme Lauvergeon et de son époux, l’agenda, les comptes en banque et les données téléphoniques d’Olivier Fric, ainsi que son casier judiciaire et son parcours universitaire. Figurent ainsi « une centaine de numéros joints par le mari d’Anne Lauvergeon de février à juin 2011 », indique l’hebdomadaire satirique, qui cite également un extrait du rapport d’enquête selon lequel « les recherches préliminaires menées sur M. Fric n’ont pas permis d’obtenir des informations laissant penser qu’il aurait pu bénéficier de manière illégitime du rachat d’Uramin par Areva ».

L’enquête a conduit l’ex-patronne du groupe et son époux à porter plainte contre X, fin décembre, pour « complicité et recel de violation de secret professionnel », « complicité et recel de divulgation de données portant atteinte à la vie privée » et « complicité et recel d’abus de confiance ». Le conseil estime que l’affaire Uramin a servi de prétexte pour l’éviction de sa cliente de la tête du groupe nucléaire, en juin. Mme Lauvergeon a par ailleurs assuré fin décembre que l’acquisition d’Uramin s’est faite « dans des conditions de gouvernance irréprochables », et que le montant de l’opération était justifié par le cours très élevé de l’uranium à l’époque.

Jeudi 12 janvier, Areva a annoncé avoir suspendu le versement des indemnités de départ à Mme Lauvergeon aux conclusions d’une étude sur l’acquisition des gisements d’uranium de l’entreprise canadienne – un comité de trois experts indépendants a été désigné, fin décembre, par le conseil de surveillance d’Areva pour examiner à nouveau ce dossier. La veille, l’avocat de Mme Lauvergeon avait révélé qu’il venait d’assigner en référé Areva pour qu’il verse à sa cliente 1 million d’euros d’indemnités de départ et 500 000 euros au titre d’une clause de non-concurrence, en vertu d’un accord « irrévocable » négocié lors de son éviction.

 L’intervention de M. Ricol

En avril 2010, l’Etat, actionnaire majoritaire du groupe nucléaire, a demandé à René Ricol de vérifier les comptes d’Areva. L’ancien expert comptable a ainsi été nommé nouvel administrateur du groupe nucléaire et, surtout, coprésident de son comité d’audit. Sa feuille de route était d’établir la vérité sur des comptes jugés opaques et de regarder de près cette fameuse acquisition. « J’étais venu pour faire la clarté sur les comptes d’Areva, dira-t-il lors de l’assemblée générale du groupe, le 27 avril 2011. La clarté existait avant mon arrivée. J’ai perdu mon temps avec bonheur. »

 Le rapport de la Commission des finances

Pourtant, le 21 juin 2011, l’Etat relance le dossier Areva. Le bureau de la commission des finances a chargé le député socialiste de Maine-et-Loire Marc Goua de conduire un audit financier sur le groupe, notamment sur les modalités de l’acquisition de la start-up canadienne immatriculée dans les îles Vierges (un paradis fiscal situé dans les Caraïbes). Les premiers résultats obtenus ont été présentés en octobre 2011, devant l’Assemblée nationale. Le rapport souligne notamment l’opacité des informations disponibles au moment de l’acquisition et la précipitation dans laquelle s’est effectuée l’OPA.

Les dates des notes consultées dans les services de l’APE remontent aux 7 et 25 mai 2007, soit à une période d’installation ou de transition politique entre le second tour de l’élection présidentielle et le premier tour des élections législatives. Le rapporteur s’étonnait également du caractère « d’urgence » du rachat. Uramin avait semble-t-il fixé au 31 mai 2007 la date limite d’une opération d’achat de ses titres. « Personne ne s’étonne que le calendrier puisse être fixé par le vendeur. Dans ces circonstances, tout devrait inciter à la retenue », indiquait M. Goua.

Joint vendredi par Le Monde.fr, ce dernier appelle à la prudence. « Il y a tellement de rebondissements dans ce dossier… Je me garderais bien de conclure. Aujourd’hui, toutes les hypothèses sont possibles. » Et de décliner les possibilités d’une escroquerie du vendeur, d’une escroquerie en interne, d’une décision « prise à la légère » mais pas frauduleuse, voire d’un possible investissement qui se révélerait rentable à long terme… Le rapporteur de la mission sur EDF et Areva devait rendre les conclusions de son audit fin janvier. Une échéance qui sera repoussée à la mi-février, confie-t-il.

Aude Lasjaunias