Et si les banquiers africains parlaient du FCFA : cas de Cheickna Bounajim Cissé

[Africa Diligence] Profitant de l’avantage numérique, de nombreux charlatans ont envahi le cyberespace africain en s’improvisant spécialistes de l’Afrique, et du Franc CFA, aidés par les idiots utiles des réseaux sociaux. Ce faisant, ils ont poussé les banquiers d’ordinaire discrets à prendre la plume. Le cas de Cheickna Bounajim Cissé.

Dans Construire l’émergence, un pari pour l’avenir : 12 axes d’action, 100 propositions pour booster le financement de l’économie », 736 pages, le banquier malien Cheickna Bounajim Cissé, président de la Commission « Banque et compétitivité » du Centre Africain de Veille et d’Intelligence Economique (CAVIE) consacre un chapitre entier au franc CFA. Extrait :

Pour le prix Nobel d’économie Joseph Eugene Stiglitz, la monnaie est un instrument social. Si elle n’est pas au service de la société, il faut la changer. Kako Nubukpo, chercheur à l’université d’Oxford, disait du franc CFA qu’il est « la monnaie des élites ». La remarque peut paraître sévère mais la réalité n’est pas loin.

Sévère, parce que l’origine de la pénurie du numéraire n’est ni contemporaine ni spécifique à l’Afrique. Déjà dans la Rome antique, Cicéron utilisait l’expression de caritas nummorum[1] pour désigner la disette monétaire qui sévissait en Occident, plusieurs années avant Jésus-Christ.

Réelle, du fait que les usagers du franc CFA ont très souvent du mal à effectuer leurs transactions, faute de petite monnaie. Le commerce du détail est fréquemment perturbé dans les pays de l’UEMOA par la rareté de petites coupures (billets de 500 francs et de 1 000 francs) et de pièces de monnaie (5, 10, 25, 50, 100 francs). Des incompréhensions fréquentes opposent les vendeurs et leurs clients lors du règlement des opérations commerciales. Les commerçants détaillants (transporteurs, pharmacies, vendeurs ambulants, etc.) ont des difficultés à rendre la monnaie à leurs clients. Certaines ventes d’articles ne sont pas conclues lorsque l’acheteur tend un billet de grosse coupure. Par exemple, faute de piécettes, certaines pharmacies au Mali vous rendent en lieu et place de la monnaie, des bonbons et même… quelques comprimés de paracétamol ! C’est une réalité, les opérateurs économiques éprouvent de sérieuses difficultés à se procurer les précieux sésames auprès de leurs banquiers, pourtant indispensables à l’exercice de leur métier.

Et le problème, c’est que les banques commerciales en disposent peu, très peu pour couvrir les besoins immenses de leur clientèle. Pourtant, la « vraie banque », celle des consommateurs, est dans la rue. Le centre-ville de la capitale malienne, Bamako, à l’instar de ses consœurs de la sous-région, fourmille de ces billets neufs et de ces pièces qui s’échangent, à la criée, contre une petite fortune : 10 % de rétention. Rien que ça ! Sinon, c’est parfois le système D. Au marché, on n’hésite pas à faire appel aux mendiants qui monnayent leurs « jetons » aux vendeurs ambulants et aux transporteurs.

Pourquoi de telles pratiques illégales, faisant du Mali une référence en la matière, n’existent-elles pas en France (le concepteur et le fabricant du franc CFA), et dans certains pays africains, à un jet de pierre du Mali ? Comment peut-on opposer une indiscipline sécuritaire voulue à une discipline monétaire imposée ? Quel crédit, l’étranger et le résident peuvent-ils accorder au franc CFA lorsque cette monnaie est exhibée et commercée, en pleine rue et en plein jour, par des agents non-bancaires, dans un pays qui négocie une sortie de crise sécuritaire difficile ? En un mot comme en mille, qui doit assurer la disponibilité et la sécurité du franc CFA ?

Les responsabilités de cette situation ubuesque sont partagées entre les acteurs de la circulation fiduciaire. Le poète français Charles Peguy aimait dire : « Le désordre fait la servitude ».

 1 – La Banque Centrale

Conformément à ses statuts, la BCEAO exerce la mission de l’émission exclusive de signes monétaires (article 12) et de l’entretien de ceux-ci (article 15), dans l’espace monétaire. A ce titre, elle est la première responsable du franc CFA, la monnaie ayant « cours légal et pouvoir libératoire dans les États membres de l’UMOA ».

Suivant ce prisme, la pénurie récurrente de « petite monnaie » s’explique à plusieurs niveaux, dont les principaux sont :

– La faiblesse de l’offre de monnaie fiduciaire

La demande des ménages et des entreprises dans la sous-région est très forte, en matière de petites coupures et de pièces de monnaie. A l’origine de cet engouement, des raisons économiques (prédominance de l’informel, du commerce au détail) et sociales (phénomène de mode et d’habitude).

Pour couvrir ces besoins, l’offre de la BCEAO peine à s’ajuster. D’ailleurs, durant les dernières années, elle a même baissé. D’après le rapport annuel 2015 de la Banque Centrale, « les prélèvements de pièces de monnaie ont accusé une baisse de 10,9 % en 2015, passant de 141,8 millions d’unités à 126,3 millions d’unités d’une année à l’autre. » Par rapport à 2013, la baisse est plus prononcée. Elle est de 37,8 %. Pour l’institut d’émission, la situation de 2013 est particulière en raison de « l’opération d’injection de pièces de monnaie (100 et 50 FCFA en particulier) qui s’est déroulée au cours du premier semestre de [cette] année. » Pourtant, les prélèvements de pièces de 25, de 10 et de 5 ont enregistré en 2015 un recul massif, respectivement, de 49,7 %, 68,5 % et 55,3 %, et même en dessous de leur niveau de 2011 (pour la pièce de 5). Alors que durant la période, la population de l’UEMOA a crû de 13 %. L’émission de la pièce bicolore de 500 FCFA a totalement fondu en passant de 15 068 000 en 2012 à 12 000 unités en 2015. Aux dires de la Banque Centrale, « le billet de 500 FCFA est préféré à la pièce de monnaie de même valeur faciale, cette dernière [émise le 24 décembre 2003] n’est quasiment plus servie aux guichets. » Pour les usagers, la pièce de monnaie est trop lourde et trop contraignante que son alter ego, le billet de banque. Du coup, le second a une valeur psychologique plus élevée que son devancier chez la majorité des consommateurs.

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Selon la BCEAO, les mouvements à ses guichets (prélèvements et versements) en 2015 ont porté sur un volume global de 4 819,8 millions de billets et pièces de monnaie. La part des billets dans la circulation fiduciaire est de 97,1 %. Les sorties de billets les plus importantes ont été enregistrées en Côte d’Ivoire (30,1 %), au Burkina Faso (16,0 %), au Bénin (14,9 %) et au Mali (12,9 %).

– La qualité des billets

La qualité des billets et pièces de monnaie mis en circulation est aussi fortement interpellée dans la situation de pénurie récurrente de « petite monnaie » dans la zone. Certaines coupures sont tellement usées que les agents économiques, et même les préposés de banque, éprouvent de sérieuses difficultés à reconnaître leurs « mentions faciales ». Relativement à d’autres monnaies (l’euro ou le dirham), le billet de franc CFA semble plus sensible à l’usure du temps et de la manipulation. Peut-être nous dira-t-on que le prolongement de la durée de vie des coupures a un coût et que la situation actuelle s’expliquerait par un « calcul d’opportunité ». Si un tel argument peut être avancé, la réplique a été déjà apportée dans notre précédent billet avec la forte recommandation de l’internalisation (intra-muros) de la fabrication du franc CFA.

L’autorité monétaire a-t-elle déjà demandé aux usagers ce qu’ils pensent des coupures et des pièces qui sont en circulation ? S’est-elle assurée si les populations se reconnaissent dans ces signes monétaires, les images qui y sont gravées, leur format et leur valeur faciale, la qualité du support utilisé ? Si les besoins des consommateurs étaient pris en compte, comment expliquer cette pénurie, supposée « organisée et entretenue », de la petite monnaie ?

2 – Les banques commerciales

Le principal véhicule utilisé pour distribuer la monnaie fiduciaire est immatriculé aux couleurs bancaires. C’est dire que les établissements de crédit ont leur responsabilité dans la « crise » actuelle de petites coupures. Certaines de leurs pratiques sont en cause.

– Le recyclage des billets : Les banques commerciales n’ont pas le droit de recycler les billets reçus à leurs guichets suite aux opérations de versement effectuées par la clientèle. Elles doivent procéder au reversement à la Banque Centrale, qui à leur tour doivent les alimenter en « nouvelle monnaie ». Mais dans la réalité, cette règle est peu suivie, pour diverses raisons connues des praticiens : coût des opérations de tri, équipe de tri en nombre réduit, insuffisance d’équipements (compteuses et trieuses de billets et pièces), qualité des billets, délai d’approvisionnement, marges de l’assurance « Globale de Banque », problèmes d’organisation interne…

– La pratique de distribution : Qui a droit à des billets neufs dans les banques ? En théorie, et légalement, tout client de banque. Mais dans la pratique, et à quelques exceptions près, la réalité est tout autre. En général, il faut être un client VIP (« gros client », personnalité politique, agent de banque…). Sinon, il faut être muni d’une carte bancaire et se servir directement dans les GAB. Dans ce cas, vous avez peu de chance de tomber sur des petites coupures (2000 et 1000). Face à cette situation, la Banque Centrale est souvent obligée d’organiser elle-même la distribution de pièces de monnaie à ses guichets pour certaines catégories d’usagers. Pourtant, ces agents économiques ne détiennent pas de compte auprès de l’institut d’émission. Ce sont donc des clients des banques commerciales.

3 – Les pouvoirs publics

Pourquoi, depuis des années et au nez et à la barbe des établissements bancaires, au vu et au su des autorités publiques et monétaires, abondent sur les artères sensibles du centre-ville, des « vendeurs à la sauvette » de petites coupures et des « détaillants » de pièces de monnaie ? Par quelle rouerie les billets neufs et les pièces de monnaie peuvent-ils déserter le confort douillet des coffres des banques pour se retrouver dans l’inconfort insécure de la rue ?

Comment expliquer que lors des cérémonies sociales (baptêmes, mariages), les grosses coupures de monnaie locale et de devises étrangères puissent être utilisées comme parure, couronne et écharpe des marraines ?

4 – Les usagers

La responsabilité des consommateurs s’apprécie à deux niveaux :

– Les conditions d’utilisation : la manipulation et la garde de coupures de monnaie par les usagers ne se font pas en général dans des bonnes conditions, toute chose qui peut détériorer l’état des billets et des pièces.

– La forte propension à paraître : disposer et distribuer de billets neufs est devenu un signe social distinctif de richesse et de pouvoir. C’est aussi une arme de séduction. Et toutes les occasions sont bonnes pour le montrer et le démontrer. Les évènements sociaux et les fêtes constituent un prétexte idéal pour faire « craquer » les billets de banque.

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