France-Maroc : entre luxe, pouvoir et réseaux

Intelligence économique 123 | Le roi Mohammed VI et le Président Sarkozy lors d'une visite en 2007 à Marrakech au Maroc

Dans « Paris-Marrakech, luxe, pouvoir et réseaux » paru le 25 janvier 2012 chez Calmann-Lévy, Ali Amar et Jean Pierre Turquoi décryptent les relations « extravagantes et quasi incestueuses entre les élites marocaines et les hommes politiques français, de droite comme de gauche, les intellectuels de tous bords, les patrons du CAC 40, sans parler des vedettes du show-biz…» Morceaux choisis.

Chapitre 4 : A l’ombre du trône

« Le nombre des thuriféraires du royaume fait honneur au professionnalisme des Marocains, passés maîtres dans l’art de s’attacher des ‘amis’ bien mieux que ne le font leurs voisins Algériens. Pas de recette unique dans leur approche. Les Marocains jouent sur plusieurs cordes. L’attachement au pays natal en est une, qu’ils savent très sensible. Lorsque DSK lâche tout à trac : ‘C’est vrai que l’aide que reçoit le Maroc de la France est disproportionnée comparée aux autres pays. Il y a deux poids deux mesures. Mais c’est bien de favoriser le Maroc’ (Confidence faite à l’un des auteurs en 2005. Voir Majesté, je dois beaucoup à votre père, op. cit), comment ne pas se souvenir que l’ex-directeur général du FMI a grandi dans le royaume. Ainsi que nombre de responsables français : Dominique de Villepin, natif de Rabat, la socialiste Elizabeth Guigou, née et ayant grandi à Marrakech, tout comme Eric Besson, issu du Parti socialiste et aujourd’hui rallié à Nicolas Sarkozy. Et si l’ancienne ministre de la justice Rachida Dati n’est pas née au Maroc, si elle n’y a pas vécu, elle n’en éprouve pas moins pour ce pays qui est celui de son père un attachement ‘vraiment viscéral’. Elle ne demande qu’à faire davantage pour le royaume, jure-t-elle à longueur d’interviews.

« Les cadeaux, petits ou grands sont une autre façon de s’attacher des fidélités. Une invitation, tous frais payés, à un festival de musique, à un colloque de haute volée, à l’inauguration d’un palace à Marrakech, un bout de terrain constructible, une décoration… Rien de tel pour se faire des obligés français qui auront à cœur de renvoyer l’ascenseur. Hassan II, à une échelle bien plus large que son père Mohammed V, a appliqué la recette pendant des décennies, proposant à un ministre de la République de venir se refaire une santé à Taroudant, dans un hôtel de rêve, au lendemain d’une intervention chirurgicale ; à un journaliste ‘progressiste’, éditorialiste de renom, une montre de prix, à un diplomate en poste à l’ONU le terrain à bâtir sur lequel il lorgnait du côté de Ouarzazate ; à un fonctionnaire de police naviguant entre Paris et Rabat une voiture de sport… ‘C’est bien, d’avoir cette cour. C’est de la politique’, confiait l’ancien ministre de l’Intérieur Driss Basri, exilé dans la capitale française au soir de sa vie.

« Les mœurs du Palais ont-elles tant changé avec Mohammed VI ? Le désintérêt du roi pour la vie politique française, sa méconnaissance profonde des acteurs qui l’animent, l’indifférence qu’il témoigne pour les intellectuels et les journalistes, tout pourrait à première vue laisser croire que l’achat des consciences n’a plus cours. En réalité, il n’en est rien. Si le roi est rarement en première ligne, les conseillers qui gravitent autour de lui et tous ceux qui incarnent le makhzen sont à la manœuvre. Par leurs soins, les séjours tous frais payés dans les palaces de Marrakech ou d’ailleurs, comme on l’a vu, les invitations à des festivals culturels prestigieux, les voyages de presse en trompe l’œil continuent. Les ‘amis du Maroc’ sont toujours choyés.

« Combien sont-ils, d’ailleurs, les ‘amis du Maroc’? Les recenser serait une tâche impossible tant la liste est longue, changeante et semée de zones d’ombres… La liste des amis de la monarchie a beau être fournie, elle ne l’est jamais assez vue de Rabat. Recruter de nouvelles têtes est une obsession quotidienne pour les responsables marocains en poste en France… Les ‘amis du Maroc’ en France ont leur grand-messe qu’ils célèbrent dès que le calendrier ou l’actualité l’exigent…

« Condamné à une peine de prison par la justice française pour une affaire de corruption dans les années 80, l’ancien ministre de l’Environnement a refait sa vie à Marrakech où il réside une partie de l’année. Au Maroc, Alain Carignon a une double casquette : le conseil en immobilier et la fabrication de cosmétiques bio à base d’huile d’argan avec Aneo, une entreprise dont son ami Jean-René Fourtou est également actionnaire… Avec Alain Carignon, le Maroc tient un avocat efficace et volontaire. De concert avec son compère Jean René Fourtou, à l’automne 2010, il a convaincu Nicolas Sarkozy, dont il a l’oreille, de ne pas pénaliser les entreprises françaises qui délocalisent leurs centres d’appel téléphoniques au Maroc. Ce serait affaiblir le royaume et risquer de déstabiliser la Couronne, plaide-t-il.

« Du talent, Hubert Védrine – le Kissinger français (en référence au secrétaire d’Etat américain du président Richard Nixon) – n’en manque pas. Il n’a ni le côté Pieds Nickelés d’un Douste-Blazy ni la grandiloquence ombrageuse d’un donneur de leçons comme Dominique de Villepin. Brillant, l’ancien ministre des Affaires étrangères de Lionel Jospin sait exposer avec des mots simples et une voix posée les affaires compliquées du vaste monde. Qui oserait mettre en doute les propos d’un homme apprécié aussi bien par François Mitterrand que par Jacques Chirac, et qui continue à courir la planète et les médias? Avoir vécu plusieurs années au Maroc mais sans en fréquenter, jure-t-il, les palaces et les riads, ne fait qu’ajouter à son statut d’expert indépendant. Résultat, dès lors qu’il est question du monde arabe en général et du Maroc en particulier, la presse s’arrache Hubert Védrine…

« Lorsqu’il s’exprime dans un média, il est toujours présenté comme l’ex chef de la diplomatie française. Mais depuis mai 2002 et la fin du gouvernement Jospin – il y’a dix ans – l’homme a changé de casquette. Le proche collaborateur de François Mitterrand est devenu un homme d’affaires. Hubert Védrine a créé en 2003 HV Conseil, une société de taille minuscule mais associée à Gide Loyrette Nouel, l’un des plus gros cabinets d’avocats d’affaires français… HV Conseil est très actif au Maroc où ses clients s’appellent Vivendi, Alstom, Société générale, Ipsos… C’est aussi par son intermédiaire qu’une alliance a été nouée pendant plusieurs années entre Gide Loyrette et son homologue marocain, le cabinet d’avocats d’affaires Naciri et Associés. Fondé par l’ancien ministre de la Justice de Mohammed VI, Naciri et Associés a en charge les intérêts du Palais royal à l’international.

« Proche des milieux d’affaires marocains, membre du conseil d’administration de plusieurs entreprises françaises présentes dans le royaume (Vuitton, Ipsos…), Hubert Védrine n’est donc pas un observateur neutre de la scène marocaine… L’affaire est entendue : Hubert Védrine est un ami du Maroc. »

En rappel

Ali Amar est l’un des fondateurs de l’ancien hebdomadaire marocain indépendant Le Journal. Collaborateur de Slate.fr, il est également l’auteur de « Mohammed VI, le grand malentendu » paru en 2009 aux éditions Calmann-lévy.

Jean-Pierre Tuquoi, ancien journaliste au Monde, est l’auteur de plusieurs ouvrages sur les pays du Maghreb dont « Majesté, je dois beaucoup à votre père » publié en 2006 chez Albin Michel.

AD (avec Yabiladi)