Regard sur l’intelligence économique en Afrique

Romain Bonnet, Directeur des études de l’École Panafricaine d’Intelligence Économique et de Stratégie (EPIES), est interviewé par Christian Harbulot, directeur de l’Ecole de Guerre Economique (EGE) de Paris.

Où en est l’IE en Afrique ? L’IE est-elle un concept encore méconnu sur le continent africain ?

Contrairement à ce que l’on peut encore lire ou entendre, l’Intelligence économique n’est pas un concept nouveau en Afrique. Depuis une dizaine d’années, des dizaines de colloques, de nombreuses formations sur l’IE ont été organisés sur le continent rendant compte des efforts et de l’enthousiasme des acteurs africains à s’approprier le concept, à sensibiliser le grand public et à mettre en place des structures opérantes. Dans les domaines de la sensibilisation et même de la formation, le processus est bien avancé. Ce qui est vrai en revanche, c’est que la pratique de l’IE reste globalement embryonnaire et que la mise en place de dispositifs d’IE varie selon les régions et les pays africains.

Peut-on alors dresser un état des lieux  exhaustif de l’IE en Afrique ?  Y a-t- il des régions et des pays leaders ?

On peut de manière schématique dresser un état des lieux de l’IE en Afrique. L’Afrique du Nord est la région phare en matière d’IE. Parmi les pays du Maghreb, le Maroc fait figure de pionnier en la matière. S’inscrivant dans la stratégie nationale d’intelligence économique, le royaume, il ya quelques années, s’est doté d’un Centre de Veille Stratégique (CVS), positionné auprès du Premier Ministre, qui a pour mission d’observer les mouvements de capitaux découlant des investissements directs étrangers (IDE) à travers le monde en rapport avec le Maroc. Mais le secteur privé n’est pas en reste : les grandes entreprises telles que l’ONA (Omnium Nord Africain), l’ONE (Office Nationale d’Electricité) ou encore l’OCP (Office Chérifien de Phosphate), se sont dotées, dès la fin des années 90 de cellules de veille pour protéger leur développement et leurs investissements. D’autres initiatives plus générales ont été menées par des organismes ou des associations comme l’association R&D Maroc qui organise régulièrement des séminaires sur l’innovation, la veille et la compétitivité ou l’Association marocaine d’IE présidée par l’ex-ministre Driss Alaoui Mdaghri qui se mobilise sur le sujet depuis plusieurs années et qui milite pour la création d’une agence nationale de l’IE appuyée par une war room informationnelle. Il existe également des sites bien référencés traitant de veille et d’IE dans le royaume [1].

Suivant l’exemple marocain, la Tunisie et l’Algérie démontrent un réel volontarisme dans le domaine de l’IE comme en témoigne les nombreux symposiums et autres colloques sur le « Knowledge management » ou « l’apport de l’IE dans le management de l’entreprise » organisés chaque année à Alger et Tunis, depuis plus de quatre ans. Toutefois, si l’Etat tunisien planche actuellement sur la nécessité de créer une agence gouvernementale de collecte d’informations au service des entreprises, l’IE s’agrège en Tunisie (mais aussi en Algérie) plutôt autour du secteur privé.

En Afrique sub-saharienne, l’Afrique du Sud est assurément le pays le plus avancé dans le domaine de l’IE. L’Etat applique une politique d’intelligence économique au service de la transition de l’économie sud-africaine basée sur l’innovation au service d’une économie de la connaissance.

Ainsi, après avoir défini sa stratégie nationale en recherche développement, le gouvernement sud-africain a décidé la création d’une Agence pour l’innovation technologique dont l’objectif est de stimuler l’innovation technologique tant dans le secteur privé que public en favorisant l’investissement en capital risque et les investissements étrangers. L’Agence assure également un rôle de veille technologique dans le pays et dans le monde entier afin de fournir les informations nécessaires aux décideurs publics et privés. Les grandes entreprises dans le secteur des télécoms ou des mines se sont également dotées de systèmes d’IE performants.

Dans le reste du continent, la pratique de l’IE reste rudimentaire et disparate.

En Afrique centrale, il existe des cabinets privés africains dont la majorité de la clientèle reste des entreprises étrangères. Au Cameroun, l’IFTIC-SUP de Yaoundé est en train de mettre en place en partenariat avec l’Université d’Angers deux Masters en Technologies de l’Innovation qui font une large part à l’intelligence économique. Au Gabon, le groupe d’études de recherche sur la communication (GERC) rattaché à l’institut de recherches en sciences humaines de l’université Omar Bongo milite pour la création d’un pôle d’IE national au sein duquel l’université et la recherche devrait jouer un rôle stratégique.

En Afrique de l’Ouest, le Niger, en mars 2009 [2] et le Bénin au mois d’avril 2010 [3] ont organisé des colloques de sensibilisation sur la compétitivité des entreprises et l’IE territoriale qui ont rencontré de grands succès. Toutefois, dans la région, ce sont la RCI et le Sénégal qui ont le plus de structures en la matière même si cela reste, malgré tout, hétéroclite. En RCI, l’IE est avant tout l’affaire de cabinets privés qui ont pignon sur rue depuis de nombreuses années. L’Etat semble plus en retrait même si des actions de sensibilisation menées par les chambres de commerce et d’industrie sont en cours.

Au Sénégal, la situation est inverse. Les grandes entreprises : Senelec (électricité), Sar (raffinerie), Sde (eaux) et Sonatel (télécoms) n’ont pas de structures dédiées à l’IE. Elles externalisent leurs études, parfois à des cabinets spécialisés locaux et le plus souvent à des cabinets étrangers. Au niveau étatique, il existe un conseiller présidentiel en charge de l’IE, un dispositif d’IE logé au Ministère des finances et une Agence sénégalaise pour la promotion des exportations (Asepex), (créée en 2005) qui dispose d’un pôle d’IE regroupant des compétences en matière d’informations commerciales et de commerce électronique, y compris les outils de marketing et de veille technologique. Toutefois, ce dispositif étatique demeure incomplet et souffre d’un manque de coordination et de moyens.

C’est pourquoi l’Etat sénégalais qui ambitionne de se doter d’une réelle et efficace politique publique d’IE a décidé, en novembre 2008, d’encourager l’initiative du Centre d’Etudes Diplomatiques et Stratégiques (CEDS) de Dakar[4] portant sur la création d’une Ecole Panafricaine d’Intelligence Economique et de Stratégie (EPIES) basée à Dakar.

Chargée de dispenser son programme de troisième cycle de formation et de renforcement des capacités axé sur l’IE auprès de hauts fonctionnaires de l’administration centrale et décentralisée ainsi qu’à des décideurs du secteur privé, l’EPIES, en partenariat avec l’Ecole de Guerre Economique de Paris, a un triple objectif :

  • former les décideurs sénégalais afin d’aider les pouvoirs publics sénégalais à mettre en place un dispositif national d’IE ;
  • attirer des cadres du secteur privé afin de propager la pratique de l’IE au sein du monde de l’entreprise ;
  • attirer des décideurs africains de pays limitrophes afin d’essaimer dans un deuxième temps dans toute la sous-région.

Le programme de la session 2009/2010 qui vient de s’achever fin juin 2010 s’est articulé autour de cours théoriques (knowledge management, communication d’influence et stratégie d’influence, management des systèmes d’information et d’intelligence économique…) et d’exercices pratiques (recherche d’informations sur les innovations dans le domaine de la valorisation des territoires dans les économies émergentes, création d’un blog de communication d’influence[5]) traitant de problématiques liées au développement et à l’innovation au service d’une économie de la connaissance.

Dispensés par des experts et des spécialistes des questions de management stratégique et d’IE de l’EGE de Paris, les cours et les exercices pratiques ont rencontré un vif succès auprès des auditeurs et la deuxième session 2010/2011 se prépare sous les meilleurs auspices. Elle sera axée sur le monde de l’entreprise et des institutions financières en traitant de thèmes et de cas pratiques opérationnels qui s’articuleront des techniques de veille concurrentielle et commerciale mais aussi de protection et de défense du patrimoine informationnel et des connaissances. Dans un marché de plus en plus concurrentiel et mondialisé, les entreprises sénégalaises se rendent compte que l’IE est
un outil indispensable au service de leur compétitivité.

Après avoir brossé rapidement l’état des lieux en matière d’IE sur le continent, quelles propositions, quelles recommandations pourrait-on formuler à nos partenaires africains pour favoriser l’essor de l’IE ?

Il est difficile de formuler des propositions globales dans ce domaine car il faut coller aux réalités et aux spécificités locales qui, comme vous le savez, sont multiples sur le continent. Toutefois, de façon empirique, en capitalisant sur les expériences réussies ou en cours de réussite, on pourrait imaginer mener des actions à plusieurs niveaux :

Au niveau étatique, il faudrait :

  • définir et développer une politique publique nationale de l’information et de l’IE ;
  • définir des secteurs stratégiques et prioritaires d’intervention ;
  • organiser un système national d’information et d’Intelligence économique (valoriser la démarche d’IE)
  • favoriser la création d’agence centrale d’IE dont la mission serait de collecter toutes les informations utiles au sein des entreprises publiques,  des directions régionales, des associations, des chambres de commerces, (…), sans oublier, la collecte des informations à l’extérieur du pays auprès des ambassades, des représentants commerciaux à l’étranger, etc ;
  • mobiliser le monde de l’éducation afin de former les élites et les décideurs au management de l’information (mise en place de référentiel de formation, création de sites internet, généralisation et démocratisation de la « webéducation », etc).

Au niveau régional, on pourrait :

  • décliner une politique régionale d’information et SNIE destinée à favoriser l’IE territoriale ;
  • inventer de nouvelles stratégies d’aménagement du territoire en capitalisant sur valorisation des réseaux locaux de compétence ;
  • développer et favoriser les partenariats publics/privés – optimiser les flux d’information entre le public et le privé.

Au niveau des entreprises :

  • créer et en favorisant la mise en place des cellules d’IE dédiées aux PME et PMI ;
  • diffuser la pratique de l’IE dans les entreprises ;
  • développer les réseaux relationnels entre professionnels et grand public (développement social networking, etc).

Source : Afrique Innovante.