Pourquoi les OMD ne conviennent pas à l’Afrique

10 ans après l’adoption des Objectifs du Millénaire pour le Développement par 189 États, notre évaluation des indicateurs de performance mobilisés par l’ONU montre que les OMD sont « inadaptés » à l’Afrique. Ce décryptage révèle les principales limites de la démarche onusienne.

Par Mathias Mondo & Guy Gweth, Executive Doctorate in Business Administration, Université Paris-Dauphine

Si on devait faire un résumé succinct du rapport du Programme des Nations Unies pour le Développement  (PNUD) publié à l’occasion du sommet consacré aux Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD) des 22 et 23 septembre 2010 à New York,  on retiendrait grosso modo, en ce qui concerne l’Afrique, ce qui suit : à la mi-2010, 60% d’Africains avaient accès à l’eau potable contre 49% en 2000. Alors qu’ils n’étaient que 58% en 1999, ce sont 76% de jeunes Africains qui ont accédé à l’école primaire en 2008 (avec une fourchette de 91 filles pour 100 garçons). La proportion de femmes ayant accouché en présence de personnel qualifié est passée de 53% en 1990 à 63% en 2008. En 2009, la courbe des décaissements nets de l’aide publique au développement (APD) a grimpé de 0,7 % par rapport à 2008… Mais que cachent ces chiffres ?

Sarr Madane, fonctionnaire ouest-africaine à qui revenait la charge – aux 2/3 de leur parcours qui se terminera en 2015 – de diffuser les conclusions des derniers travaux des OMD posa la question suivante : « Ce sont les objectifs du développement de qui ? ». L’hilarité de la hiérarchie de Sarr Madane face à son interrogation n’a d’égal que la pertinence de l’intervention de cette dernière, d’autant que les Key Performance Indicators (KPI) utilisés dans l’évaluation des OMD plaident pour elle. Ils s’adressent à un agrégat d’ « individus moyens ». Ils sont d’une part plus quantitatifs que qualitatifs, et d’autre part mieux adaptés aux pays occidentaux où la traçabilité des faits de vie est beaucoup plus présente dans les méta bases de données dont ils disposent.

Pour revenir au terrain africain : que peuvent réellement apprendre à un ouvrier rwandais les indicateurs sur la réduction de l’extrême pauvreté et la faim ? La « proportion de la population disposant de moins d’un dollar par jour » ou encore « la proportion de la population n’atteignant pas le niveau minimal d’apport calorique » pour un village reculé du fond de Thiadiaye au Sénégal ou voire la « proportion de sièges occupés par des femmes au parlement national » sur la promotion de l’égalité des sexes et l’autonomisation des femmes au Burkina Faso ?

La déclaration du Millénaire qui vise, parmi tant d’autres, à « répondre aux besoins spécifiques de l’Afrique » mise sur une consolidation de la démocratie et une élimination de la pauvreté. Elle s’appuie sur un financement innovant des structures politiques et institutionnelles garant de la stabilité politique en Afrique. Son rapport fait le constat d’un mix de « progrès accomplis » et d’une amélioration « scandaleusement lente » des conditions de vie des pauvres. Les indicateurs de progrès accomplis par les OMD sont majoritairement dominés par des mesures quantitatives et de benchmark, ils souffrent d’une carence de lien de causalité, d’une faiblesse de la mesure et d’une puissance statistique insuffisante qui convoquent une approche courageuse, systématique et cordonnée des pays africains.

Selon l’indicateur (OMD1) dédié à la réduction de l’extrême pauvreté et de la faim, «le taux global de pauvreté devrait tomber à 15% d’ici 2015 ». S’il est significatif pour les élites, ce différentiel est loin de satisfaire à l’exigence d’équité de Bouba, symbole du petit berger du nord Cameroun qui travaille sans compter les heures. En revanche, il matérialise la difficulté des populations à lier les indicateurs macro aux réalités locales.

L’éducation primaire pour tous (OMD2), quant à elle, est un objectif louable dont l’efficacité vise à garantir que « tous les enfants, garçons et filles, termineront un cycle primaire complet d’ici 2015 » ; mais sa mesure quantitative intègre difficilement les contingences locales. Cet indicateur est générateur d’effets cliquets sur les progressions scolaires, il fait l’hypothèse implicite d’une homogénéité des situations. Les jeunes Africains empruntant la voie de l’apprentissage par socialisation sont un vivier d’entrepreneurs dont le développement économique du continent africain ne pourrait se priver.

L’objectif (OMD3) est de promouvoir la parité des sexes grâce à l’autonomisation des femmes qui restent sous-représentées dans les échelons supérieurs des organisations. L’écart entre les pays occidentaux et ceux de l’Afrique sub-saharienne reste significatif. Le lien de causalité entre la réussite de l’OMD3 et le développement n’est pas certain. En effet le coût d’opportunité ou la valeur actualisée nette de la contribution des femmes au développement économique de l’Afrique mérite d’être redéfini. Ses ramifications qualitatives sont vitales.

L’indicateur relatif à la réduction de la mortalité infantile (OMD4) connaît une tendance baissière qui a atteint les 10 000 décès d’enfants/jour entre 1990 et 2008. Les analystes des Nations Unies parlent ici de « succès » et insistent sur le fait qu’ils « sont en bonne voie… » Mais comment madame Mbokolo, 36 ans, mère de famille au quartier Matongue, à Kinshasa, pourrait-elle se satisfaire de ce chiffre qui n’a pas de résonnance directe sur sa vie quotidienne ?

La mesure des indicateurs relatifs à l’amélioration de la santé maternelle (OMD5) montre que « la proportion de femmes des pays en développement ayant accouché en présence de personnel qualifié est passée de 53% en 1990 à 63% en 2008». Nous signalons que la qualification de ce personnel de santé reste en soi sujet à caution. Le lien de causalité entre cet indicateur et l’objectif n’est pas certain lui non plus. Les infrastructures sont par exemple un modérateur de cet indicateur ; la distance, les intempéries ainsi que la disponibilité des véhicules transforment significativement la linéarité de la relation. De ce point de vue, des mesures tenant compte du jugement et des micro-pratiques des populations aident à l’institutionnalisation des OMD au niveau individuel.

Toutefois, si ces mesures permettent de combattre des fléaux tels que le VIH/Sida et les autres maladies (OMD6), des formulations du style : « l’épidémie semble s’être stabilisée dans la plupart des régions mais l’Afrique subsaharienne reste la région la plus durement touchée avec 72% de toutes les nouvelles infections au VIH en 2008 » laissent la porte ouverte à la subjectivité des acteurs, à l’interprétation ou aux inférences. Elles ne résistent d’ailleurs pas durablement aux tests de traçabilité, à l’instar de toute mesure statistique de maladie socialement « honteuse ».

La relativité de la mesure concernant l’environnement durable (OMD7), pour sa part, ne rend pas assez compte des externalités négatives de la déforestation. Tout en rappelant les 3 millions d’hectares sauvés de la déforestation qui ne doivent pas cacher les 13 millions réellement détruits par des « causes naturelles » ou pour conversion à d’autres usages, les évaluateurs parlent néanmoins de « […] succès dans le domaine de la préservation de la biodiversité ». Pourtant, l’on ne saurait raisonnablement se réjouir des déséconomies engendrées par un facteur de production dont l’ambiguïté de l’évaluation n’a d’égal que l’incomplétude de ses conséquences. Le lien entre l’indicateur mentionné ici et l’impact sur le développement est médiatisé par l’opportunisme des acteurs dont la mesure est socialement construite.

L’aide publique, la viabilité de la dette et l’accès au marché sont les déterminants d’un partenariat mondial pour le développement (OMD8) dont la cible est fixée par les Nations Unies à 0,7 % du revenu national brut. « En 2009, écrivent-elles, les décaissements nets de l’aide publique au développement (APD) sont en légère hausse en termes réels (0,7 %) par rapport à 2008, même si, en dollars actuels, l’APD a diminué de plus de 2% ». Que lesdites aides soient bilatérales ou multilatérales, les clés du partenariat résident davantage du côté des donateurs que du côté des pays africains partenaires alors que les fruits de son efficacité sont attendus dans le panier des récipiendaires. Ce statu quo en appelle à  une Afro-Responsabilité. Il rend plus incisif le propos de Barack Obama, le 23 septembre 2010 à l’ONU, lorsque le président des États-Unis affirme que « le but du développement – et ce dont on a le plus besoin aujourd’hui – est de faire en sorte que l’aide ne soit plus nécessaire. »

L’équifinalité des OMD montre que l’on est dans le règne de l’indicateur. Les mécanismes institutionnels liés au choix des indicateurs des OMD laissent une part importante aux élites. Leur mise en œuvre exige de la prudence car la gestion des projets, fussent-ils mondiaux, ne peut se limiter aux seuls indicateurs qui sont de ce fait une simplification de la réalité. Les indicateurs qui comportent le risque de se limiter à des données quantitatives et à des normes statistiques « irréprochables » ne sont pas dénués d’idéologie. Mais surtout, ils démontrent que les objectifs sont réalisables lorsque des stratégies, politiques et programmes de développement pris en main au niveau national bénéficient de l’appui des partenaires au développement internationaux. C’est dans cette perspective que Ban Ki-Moon, Secrétaire Général des Nations Unies, a installé le « MDG Advocacy Group » composé d’éminentes personnalités, au niveau d’expertise reconnu, aux fins de galvaniser les parties prenantes.

En clair, la question de Saar Madane rejoint les préoccupations des analystes africains. Le statut accordé aux méthodes d’évaluation a un impact sur la valeur qu’on leur confère. Pour certains, les indicateurs des OMD informent de l’état des lieux, pour d’autres, ils sont la perception des personnes qui les ont construits. Dans une perspective de construction d’un monde « meilleur » les indicateurs sont aussi un medium d’interaction entre les autorités et la population dont les marges de manœuvres sont constitutives de surplus de valeur dans des contextes donnés. Une différenciation entre les déterminants des indicateurs des OMD et leurs conséquences contribue à la prise en compte de l’hétérogénéité des situations du contexte africain. Les indicateurs actuels sonnent comme un signal d’alarme sur les marges de manœuvre dont disposent les populations locales en termes de participation à la réalisation des objectifs fixés en 2000 par les Nations Unies. Nos huit OMD ne sauraient donc se satisfaire d’une exclusive auto-congratulation des élites, même dans les pays modèles comme le Ghana.

Pour concourir plus pertinemment à l’efficience économique et à la maximisation du bien-être des populations africaines d’ici 2015, les indicateurs des OMD gagneraient à s’acclimater aux « écosystèmes » africains. Il faut mobiliser des mesures qualitatives à même de réduire les iniquités et injustices locales dans leur évaluation, sous peine de passer pour des « thermomètres qui mesurent plus la température du médecin que celle du malade ».

Des versions customisées de cet article ont été publiées par le Think tank Afrology et les sites d’informations Grioo et Icicemac.