Stratégies d’influence en Afrique – Par Claude Revel, Membre d’Honneur du CAVIE

[Africa Diligence] La conférence de lancement du MBA « Intelligence Economique et Marchés africains » s’est tenue le 30 mai 2018, à Paris. A cette occasion, Claude Revel, Déléguée interministérielle française à l’intelligence économique de 2013 à 2015, et Membre d’honneur du Centre Africain de Veille et d’Intelligence Economique (CAVIE), a décrypté les stratégies d’influence en cours en Afrique. Un avant-goût de ce qui attend les étudiants de ce MBA d’élite.

Anecdote : la première étude qui m’a été commandée quand j’ai créé l’OBSIC en 1989 était : « la concurrence chinoise en Afrique ». Pays par pays, on voyait déjà dans le domaine du BTP et des grandes infrastructures une présence visible, des projets et des financements. On ne devrait pas être surpris aujourd’hui !

Tableau rapide des influences étrangères

Si on parle des influences étrangères en Afrique, ce qui frappe aujourd’hui c’est leur diversité en termes d’Etats avec une baisse des anciennes puissances coloniales, mais aussi le fait que ces influences ont pris des formes de plus en plus globales et en amont, vers les décideurs et vers l’éducation, avec évidemment toujours en objectifs l’influence économique voire politique, ce qu’on appelle soft power.

Il ne faut jamais oublier que dans l’expression « soft power » il y a power et une influence même culturelle a toujours une visée de puissance.

C’est à partir des années 2000 que les actions d’influence se sont amplifiées, accompagnant la ruée économique vers l’Afrique.

A tout seigneur tout honneur, les Etats-Unis avaient commencé à structurer une vraie action d’influence au sens large en 1993. Je ne citerai que deux instruments. Le Corporate Council on Africa, d’abord, créé en 1993 sous l’impulsion de Ron Brown, secrétaire d’Etat au Commerce de Bill Clinton, noir américain, quoi va devenir un instrument puissant et toujours florissant d’influence économique américain. Via le soutien au développement des investissements vers l’Afrique, il est un lieu de rencontres d’échanges et d’influence.

Egalement, le développement de l’influence vers l’amont, vers l’éducation. A côté des outils publics bilatéraux et multilatéraux, des bourses, des visites de jeunes leaders etc. on ne peut que noter la croissance extraordinaire des fondations qui interviennent non seulement sur des sujets comme la santé mais aussi de plus en plus sur les financements des universités africaines. Selon Fabrice Jaumont qui a publié « Partenaires inégaux : fondations américaines et universités en Afrique » 97 fondations américaines ont investi 573,5 millions de dollars dans des organisations d’enseignement supérieur en Afrique entre 2003 et 2013. Pendant cette période, 1 471 donations ont été faites auprès de 439 institutions d’enseignement supérieur dans 29 pays. Ainsi le premier donateur de l’université du Cap est la fondation Gates, avec 80 902 000 $, celui de l’Université Makere en Ouganda, la fondation Rockefeller avec 42 352 000 $, etc. (Université de Kwazulu-Natal, Afrique du Sud : 28 742 000 $. Premier donateur : Carnegie Corporation of New York, Université du Ghana : la Fondation Ford avec 19 992 000 $, université d’Ibadan au Nigéria la Fondation Macarthur avec 14 162 000 $).

Mais d’autres influences se sont progressivement installées

La coopération afro-arabe est celle qui croît le plus vite, singulièrement avec la volonté de diversification et de sécurité alimentaire des Etats du Golfe, notamment l’Arabie saoudite. On estime ainsi qu’au moins 10% des investissements viendraient des Etats du Golfe, également soutenus par la banque islamique de développement. Et parallèlement se développent des influences religieuses fondées sur un islam différent de l’islâm noir traditionnel.

Les Chinois qui traditionnellement s’en tenaient au domaine économique et commercial développent depuis une quinzaine d’années des stratégies d’influence culturelle avec notamment l’implantation de 40 Instituts Confucius en Afrique en dix ans, de 2005 à 2015 et récemment la promesse faite par le Président Xi d’inviter 100 000 coopérants africains en Chine et de distribuer 18000 bourses en cinq ans.

Les Français sont toujours présents, culturellement avec les Alliances françaises mais qui ont du mal financièrement et une présence économique et militaire. D’un point de vue économique, leur part de marché est passée de 10 à 4,7% entre 2004 et 2014. Mais un autre pays européen qui est plein d’ambition sur l’Afrique, c’est l’Allemagne qui elle aussi développe ses instituts Goethe et ses mécénats, à côté d’intérêts commerciaux croissants au Nigéria, au Ghana, en Angola, au Kenya.

Je ne parle pas du Canada sur lequel je n’ai pas de données récentes mais il développe depuis des années une stratégie culturelle intelligente fondée en partie sur la francophonie.

Un dont on parle moins, c’est Israël, qui semble entamer une normalisation de ses relations avec l’Afrique, disposant aujourd’hui de 11 représentations diplomatiques, avec M. Kagamé expliquant en 2017 aux Etats-Unis que le Rwanda est sans conteste un ami d’Israël, et surtout, développant une coopération à la fois en matière de sécurité et d’ingénierie de lutte contre le terrorisme (comme au Kenya) et en matière première et d’agrobusiness.

A ce sujet, je ne parle volontairement pas dans mon exposé des aspects liés au terrorisme, car c’est un sujet à part entière qu’on ne peut survoler, mais il est clair que la lutte contre le terrorisme et les alliances qu’elle génère joue aussi un rôle d’influence important.

Pour revenir aux influences, le Brésil n’est pas en reste. Le président Lula a voulu faire de l’Afrique l’une des priorités de sa politique étrangère. La politique africaine du Brésil procède aussi du souci de renforcer la cohésion interne de la société brésilienne, en valorisant l’héritage africain du Brésil, qui compte 76 millions d’Afro-brésiliens, et bien sûr parallèlement cherche à offrir de nouveaux débouchés aux produits brésiliens.

Alors qu’en penser ? Les compétences

Les influences peuvent être vues de manière positive, elles prouvent le grand intérêt présenté par l’Afrique. Mais elles doivent être maîtrisées. Il me semble que les Africains disposent de plus en plus des compétences nécessaires pour les maîtriser. Et pour créer leur propre influence.

C’est déjà commencé. Par exemple, d’ores et déjà, les Africains ont réussi à créer un droit harmonisé avec une OHADA qui est un exemple extraordinaire. L’Union européenne s’est aussi fondée sur le droit. L’OHADA développe des outils d’arbitrage et un droit des affaires structuré dans 17 pays africains, une Ecole Régionale Supérieure de la Magistrature (ERSUMA) et une Cour Commune de Justice et d’Arbitrage, ce qui est une énorme compétence en soi. Au point qu’aujourd’hui elle influence la rédaction d’un code européen des affaires. C’est un exemple de création autonome africain.

Or, les normes qu’elles soient juridiques ou financières sont un formidable levier pour l’émergence des marchés. Il me semble qu’il faut continuer dans cette voie.

L’Afrique dispose aujourd’hui de ses propres multinationales qui à terme pourront aussi générer des influences, je pense notamment aux normes de toutes sortes. Un rapport du BCG de 2015 estimait à une soixantaine (définition de la multinationale = société ayant leur siège en Afrique et opérant dans au moins trois autres pays en dehors de leurs marchés domestiques). Parallèlement, il notait que le chiffre d’affaires des multinationales occidentales en Afrique a légèrement baissé de 2009 à 2013, en lien avec cette montée en puissance de multinationales africaines.

Le poids économique croissant de ces entreprises va porter l’influence de leurs Etats, avec un nécessaire équilibrage entre nord et sud du continent.

Enfin, il ne faut pas toujours voir que le côté sombre de l’influence. La diversification des influences qui s’exercent en Afrique peut aussi jouer un rôle positif. Les jeunes qui ont été formés ou sont formés par l’étranger ont des profils diversifiés, des cultures différentes, seront mieux à même je crois de prendre du recul et de faire le tri pour produire leur propre culture.

Pour terminer, un peu de théorie

Aujourd’hui le soft power ou influence par la culture et l’immatériel a changé de nature. Il s’exerce toujours via la culture, l’éducation, les normes, etc. mais ce n’est plus d’un Etat vers un autre mais via un maillage d’acteurs autant privés que publics, organisations, des fondations, des ONG, des universités. Cela d’ailleurs multiplie les sources de corruption, qui ne sont pas nécessairement sanctionnées. Autant les entreprises sont soumises à de plus en plus de transparence, autant des organismes restent souvent opaques.

Dans ce contexte, le numérique change profondément la donne. Car les influences s’exercent beaucoup plus facilement via les réseaux sociaux. C’est le sens de la public diplomacy, qui consiste pour des Etats à intervenir sur les réseaux via des relais, et surtout, à tirer parti des messages qui s’expriment sur les réseaux,

On ne peut donc que constater que l’IE dans sa première et fondamentale phase de veille est aujourd’hui devenue une discipline ordinaire. Ce n’est pas Guy Gweth qui me contredira, lui qui dit que la première chose à faire dans les relations commerciales et dans les investissements, c’est de se  renseigner en profondeur sur l’équipe et le réseau des candidats les plus intéressants ; et aussi, dans un souci éthique, de connaître l’origine des véritables propriétaires des fonds qu’elles vont injecter dans leurs tuyaux.

Claude REVEL