Yann HAZOUME : « En Afrique, le marché de l’emploi doit se méfier des armées mexicaines »

[Africa Diligence] La conférence organisée le 28 juin 2019 par le Centre Africain de Veille et d’Intelligence Economique (CAVIE) au campus MBA ESG de Paris, sur la formation d’élite en Afrique était très attendue. Yann HAZOUME, Directeur du pôle Afrique au sein du cabinet Lincoln, décrypte les enjeux du sujet.

Africa Diligence : Qu’est-ce qui, de votre point de vue, a changé sur les marchés africains au cours des 15 dernières années ?

Yann HAZOUME : Nous assistons véritablement à un changement d’époque et de paradigme même. Les chiffres de la croissance parlent d’eux-mêmes. Mais derrière ces chiffres, il y une lame de fonds et des changements structurels positifs affectant le continent, et c’est en ça que je parle de changement de paradigme. Et c’est en réalité ce qui est le plus intéressant.

  1. a) C’est la première fois dans l’histoire contemporaine du continent qu’on assiste à une croissance stable sur une si « longue » période ;
  2. b) Pour plusieurs de ces pays ou pôles régionaux, la croissance n’est pas tirée par l’exploitation des ressources naturelles, mais par le développement de chaines de valeurs locales voire régionales.
  3. c) Une amélioration de la gouvernance des grands projets d’infrastructure régionaux à l’échelle du continent.
  4. d) Enfin, les compétences africaines qui ont cruellement manqué sur le continent dans les décennies suivant les indépendances, sont aujourd’hui disponibles en plus grand nombre ; sur place mais aussi au sein de la diaspora. On est encore loin du compte, mais cette diaspora amorce le « brain gain » de l’Afrique depuis le début des années 2000 ; et contrebalance la fuite des cerveaux massive des années 70 et 80.

Quels sont, vu de votre activité, les segments sous tension en termes de pénurie de ressources humaines?

On peut qualifier le manque ou les tensions sous l’angle des secteurs d’activités d’une part, et sous l’angle des catégories ou niveaux d’emploi d’autre part. Avec une population de plus d’un milliard d’habitants aujourd’hui et qui est susceptible de doubler à horizon 2050 (avec près des ¾ qui auront mois de 25 ans), il va falloir assurer les besoins de base de tout ce monde : les nourrir et les loger. C’est pourquoi le développement de l’agriculture est une nécessité vitale pour l’Afrique. D’autant que la transformation locale croissante des matières premières et des produits agricoles va nécessiter de plus en plus de main d’œuvre et plus qualifiée. Idem pour le logement et donc la construction et les infrastructures.

Le même raisonnement, encore, s’applique pour les secteurs et métiers de la santé, de la distribution/retail. Plus timidement, les métiers du numérique sont en aussi en croissance aujourd’hui commencent à être demandés. Mais l’ensemble, le secteur devrait croître de 20 à 30% par an en Afrique dans les années à venir (source: BIT). On va arriver assez rapidement à un secteur pénurique, là aussi. Un point est important pour percevoir les dynamiques en cours et comprendre comment le numérique perturbe les perceptions habituelles des secteurs en Afrique. L’agriculture en est un bel exemple… On constate d’autres secteurs pénuriques spécifiques: dans les secteurs des assurances, par exemple, qui connait une évolution formidable sur le continent, les actuaires sont des ressources très recherchées. Idem en santé, les pharmacologues, et de façon générale des expertises techniques spécifiques et pointues. En outre, l’emploi vert doit également être surveillé de près. Ça va être une tendance de fonds.

Au niveau des catégories et niveaux de postes, on assite à des postes d’encadrement moyen à supérieurs et personnels de support > pas de problème en général pour staffer. Mais il y a un risque de n’arriver à constituer que des « armées mexicaines », dans la situation actuelle : une situation où les décisionnaires seraient plus nombreux que les exécutants. C’est là où le bât blesse car dès qu’on parle de positions relevant d’une expertise particulière ou d’ingénierie de pointe, c’est souvent l’angoisse du recruteur. D’autant que même au sein de la diaspora africaine c’est dans les disciplines scientifiques et en ingénierie que cette population est la moins représentée. Même et surtout aux niveaux en dessous, il très difficile de recruter un bon technicien de base (plombier, électricien, menuisier aluminium de précision, tourneur fraiseur, cariste…).

Quelles sont, à votre avis, les compétences clés pour accompagner l’émergence des pays africains?

Il est nécessaire de s’entendre d’abord sur cette notion d’ « émergence »/ Au final peu de pays africains sont déjà sur la voie d l’émergence. Une Afrique très riche donc en ressources humaines et relativement pauvre en talents. Il est important de développer les talents et compétences pour accompagner la transformation rapide du continent est ainsi le principal défi à relever.

Quelles seraient ces compétences pour accompagner l’émergence (l’apparition de l’émergence en réalités, pour la plupart des pays de région que nous considérons)?

Elles sont très logiquement liées aux secteurs pénuriques dont nous avons parlé initialement. Les usual suspects en la matière sont, dans le désordre : compétences agricoles, transformation et distribution agroalimentaire, numériques, en infrastructures, en énergie… Autre point de vue : mes interlocuteurs et clients patrons d’activités, CEO, DRH, souvent basés en Afrique qui sont au premier poste d’observation pour donner le meilleur retour d’informations sur ce qu’il se passe au sein de leurs équipes et dans les dynamiques des pays. Etonnamment, tous indiquent que le leadership est ce qu’il manque le plus aux talents africains qu’ils embauchent. J’explique ce qu’ils mettent dans ce terme « leadership » dans cette circonstance très spécifique.

On parle éducation supérieure et technique jusqu’à présent…

Mais avec une telle proportion de la population (qui va croitre considérablement dans les 3 prochaine décennies) n’atteint pas ces niveaux, on se demande si on place vraiment le curseur au bon endroit. Ou si, nous ne sommes pas comme les idiots de cette métaphore qui regardent le doigt quand le sage montre la lune… Quelques autres compétences clés/axes de réflexions pour que les ressources humaines africaines puissent accompagner l’émergence du continent:

  • Miser dans la formation d’un état d’esprit d’entrepreneur.
  • Investir prioritairement les rares ressources dans les compétences qui impactent le plus la productivité : les compétences scientifiques et techniques.
  • Modifier les curriculas pour qu’ils répondent à la demande et impliquer le secteur privé dans leurs définition, puisque c’est le principal employeur ; et sait à priori ce dont il aura besoin.

Propos recueillis par la Rédaction