Adoum Djibrine-Peterman : le producteur Tchadien filme la crue réalité de l’émergence africaine

[Africa Diligence] Ancien d’Air France, transfuge de la sphère informatique vers la production audiovisuelle, Adoum Djibrine-Peterman ignore la langue de bois. A 39 ans, ce Tchadien ne rêve que d’une chose : servir de pont entre l’Europe et l’Afrique à travers le cinéma et au service de l’émergence. Pour lui, « la production cinématographique a démontré au Nigeria qu’elle est en mesure de révolutionner l’économie d’un pays. »

Le parcours de ce Tchadien est atypique : « j’ai passé un BTS en Commerce International et j’ai eu rapidement la bougeotte, entame-t-il avec un sourire. A 21 ans, j’ai eu la chance d’intégrer Air France par un stage, ce qui m’a permis de voyager entre N’Djamena et Abidjan. J’étais bon en informatique et j’ai pu ainsi aider à l’élaboration d’un logiciel de gestion de la relation client à N’Djamena, durant plusieurs mois. J’ai fait la même chose à Abidjan par la suite, tout en formant des collaborateurs.

Ces expériences lui m’ont permis de me retrouver et de renouer avec ma culture Africaine, reconnait-il, lui qui avait quitté l’Afrique pour l’Europe à l’âge de 7 ans. Repéré par le Directeur régional d’Air France, il est embauché comme assistant. « J’en étais ravi car à cette époque, la perspective du retour à Paris ne m’emballait pas. Rien ne m’y exaltait. Je suis resté 3 ans en Côte d’Ivoire : en plus d’une réconciliation identitaire, j’ai vécu durant cette période une vraie évolution sociale, puisque je suis passé d’un quartier comme Cocody Saint-Jean à Deux Plateaux », avoue-t-il aujourd’hui.

Adoum Djibrine-Peterman a finalement quitté la Côte d’Ivoire en 1999, lors du coup d’État. « Mon patron de l’époque ne m’avait pas prévenu, et je me suis retrouvé à traverser la ville en état de siège, avec ma compagne de l’époque. J’ai vécu le silence du dirigeant comme une trahison, une atteinte certaine à ma sécurité : j’ai déposé ma démission et suis revenu à Paris », décrit-il.

Serial entrepreneur ayant découvert le secteur de l’audiovisuel, il s’est lancé depuis dans la production de films. « Mes projets s’orientent vers la réalisation de films en Afrique, argue-t-il, le continent est naturellement un décor de cinéma et beaucoup de films y sont tournés. L’Afrique a encore beaucoup à apporter au 7ème art, et réciproquement. »

En créant Sayyadji Management, Adoum Djibrine-Peterman rêvait de servir de pont entre la France et l’Afrique, apporter ce qu’il y a de meilleur dans l’un chez l’autre et vice-versa. Face aux nombreuses résistances, son ambition est désormais d’investir dans du terrain au Tchad. En tant que membre de la diaspora, il travaille à fructifier les avantages de sa double culture pour participer plus efficacement à l’émergence de l’Afrique. C’est un opérateur optimiste, mais conscient de la lourdeur des mentalités africaines, qui a accepté de répondre à nos questions.

Africa Diligence : Croyez-vous en l’émergence économique du continent africain ?

Adoum Djibrine-Peterman : Bien sûr, j’y crois. De toute façon, l’Afrique capitalise les réserves de matières premières. Mais je crois notamment à la participation de la diaspora pour y parvenir. Par ailleurs, nous avons de plus en plus de talents Africains qui figurent à l’étranger, et l’envie est grandissante de revenir au pays pour offrir ces compétences au service du pays d’origine, qui le mérite amplement. Seulement, cette émergence risque de prendre du temps.

Tous les membres de la diaspora visant à œuvrer pour cette émergence ne le font pas dans la même démarche. Certains sont malheureusement individualistes et c’est assez paradoxal en Afrique : on parle de cette sacro-sainte solidarité en Afrique, et cet individualisme que je constate fait que je n’y crois absolument pas. C’est à mon sens une forme de chimère qui a existé un temps, qui existe parmi les personnes qui sont dans des situations très difficiles. Comment effectivement donner de la crédibilité à cette prétendue solidarité lorsqu’à un même endroit des gens peinent à se nourrir tandis que leurs voisins dépensent des fortunes en boîte de nuit, en toute indifférence ? Ce contexte laisse présager de tout le travail à faire pour rendre cette émergence effective.

Alors l’émergence, oui j’y crois car nous avons donc ce panel de talents, mais qui restent des brebis galeuses qui peinent à comprendre que si nous avançons tous, cet avancement leur sera également profitable. Ces détracteurs qui sont prêts à casser la machine de l’avancement juste pour avoir leur gloriole sous-estiment la gravité de leurs actes et leurs conséquences. J’ai véritablement un souci avec cela et je dois avouer que ça m’inquiète beaucoup. C’est à mon sens le seul frein réel à l’émergence. S’il n’existait pas, les évolutions du continent auraient plus d’ampleur, plus de projets autour d’enjeux vitaux aboutiraient. Si on considère en plus que les autorités misent davantage sur ces brebis galeuses, on comprend pourquoi rien ne bouge… Pleins de talents de la diaspora tchadienne pourraient par exemple travailler pour le Tchad, mais ils y ne veulent pas le faire pour cette raison. Beaucoup ont souhaité apporter leurs compétences mais ont été mal reçus. Il est donc aisé de comprendre ce qui les a découragés. J’ai en mémoire ce footballeur Tchadien qui a souhaité donner des lits d’hôpital pour un dispensaire. La douane a exigé le paiement de droits de douane pour cette action pourtant humanitaire… Ils ont bloqué les lits, qui ont ensuite été dispatchés entre eux. Dans bien des pays du continent, les personnes les plus respectées et les plus « respectables » sont aussi souvent les plus pourries… à travers cette attitude, quel est le message que l’on délivre ? Comment l’émergence rapide est-elle possible ainsi ? Lorsque l’on détient les clés pour faire bouger les choses, pourquoi bloquer l’ouverture des portes ?

Lorsque l’Afrique reçoit des millions de virements internationaux destinés à investir pour cette émergence économique, comment avancer lorsque cet argent est détourné pour des désirs personnels tels que l’achat de voitures de luxe ? Il est urgent de s’organiser pour recevoir cet argent et s’organiser pour hiérarchiser les investissements à consentir.

De belles réussites illustrent pourtant l’émergence : l’Angola est une puissance économique assez étonnante, qui héberge aujourd’hui les ressortissants Portugais qui s’y pressent, quittant leur Portugal natal qui en a fait hier une colonie !

Le Maroc est parvenu à cette émergence par une collaboration réussie entre les Marocains locaux et la diaspora Marocaine : le mix des deux approches fait du Maroc un pays qui, à ce jour, tient la route économiquement, même si du chemin reste à faire ! La force de la diaspora nigériane est également à citer en exemple, notamment celle établie aux USA : leur démarche de solidarité à l’égard de leur pays d’origine fonctionne. La démarche du retour est fédérée et fédératrice. Le facteur commun de l’émergence en marche est donc une solide collaboration entre les locaux et la diaspora.

Tels des voyageurs, tels des Magellan, la diaspora ramène d’autres idées, au même titre que des Français partant aux USA reviennent en France avec de nouveaux concepts, avec une vision enrichie, et développent des industries qui deviennent des succès nationaux.

Dans mon pays, on ne tient pas assez compte des opportunités offertes par l’union entre les locaux et la diaspora.

Globalement, je pense qu’il y a beaucoup de travail et l’Afrique reste bien évidemment à développer. Cette évolution est en marche mais elle doit se prémunir des démarches qui ne tendent pas vers le bien collectif et les apports globaux plus que les intérêts individuels.

S’il fallait vous aider à contribuer au développement rapide de l’Afrique, quels leviers pourrait-on activer ?

Ce qui me dérange au Tchad, c’est que la culture est largement sous-estimée. Le Tchad n’est pratiquement jamais cité pour des œuvres culturelles… J’ambitionne donc de parvenir à actionner ce levier, couplé au secteur du tourisme.

La production cinématographique a démontré au Nigeria qu’elle est en mesure de révolutionner l’économie d’un pays. En tant que producteur, je ne peux qu’encourager à actionner ce levier.

Accroître l’offre touristique par le biais d’investissements effectifs sur les équipements et les infrastructures pour exploiter la formidable manne économique offerte par le secteur clé du tourisme. Cette offre vaut pour les touristes de tous bords, mais particulièrement pour l’accueil des Africains qui, dans un futur proche, seront amenés à mieux connaître et à découvrir les autres pays d’Afrique par des formats de visite innovants.

L’Afrique offre un cadre idéal aux retraités du monde pour profiter pleinement de leur retraite. Il faudrait favoriser les investissements sur la capacité d’accueil de ce public par la construction de résidences avec services.

L’offre immobilière, par ailleurs, doit se développer dans les pays d’origine soucieux d’accueillir la diaspora souhaitant revenir et acquérir un terrain et un logement.

Si vous vous retrouviez à la tête de votre pays, dans les 24 heures, quelles seraient vos trois premières décisions ?

Il est difficile de répondre, tant il y a de priorités. Répondre sans retenue est compromis… J’actionnerais des réformes importantes pour la santé et l’éducation. C’est la base des besoins qui freinent l’évolution de notre pays.

Propos recueillis par la Rédaction

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