APE : une distraction au regard du Traité transatlantique à venir ?

[Africa Diligence] Le Traité transatlantique en cours de négociation entre l’Europe et les Etats-Unis est totalement absent du débat public africain. Pourtant, s’il est adopté, il sera supérieur aux accords de partenariat économique (APE) qui déchaînent les passions sur le continent. Au nom de la hiérarchie des normes. Ce torchon qu’on agite…

Acceptés en mai 2016 par le Sénégal, mais pas encore par le Nigeria et la Gambie, réticents, ces accords de libre-échange avec l’Union européenne (UE) visent à rendre réciproques les avantages consentis aux produits africains sur le marché européen, où ils entrent librement. Le risque : détruire dans l’œuf des filières industrielles qui ont du mal à émerger.

Tomates, carottes, lait en poudre, chocolat et autres biscuits fabriqués en Europe – parfois à partir de matières premières africaines – vont pouvoir entrer librement sur le marché sénégalais, et ce même si ce pays n’a pas les moyens de subventionner son agriculture comme le fait l’Europe, première puissance agricole mondiale, ni de protéger ses filières locales contre ce que beaucoup dénoncent déjà comme une « concurrence déloyale ».

Une levée de boucliers est en cours, du côté de la société civile sénégalaise, pour refuser la signature des APE, comparés par un député à des « accords de pendaison économique ». Une coalition nationale baptisée « Non aux APE » s’est dotée d’une page Facebook. Elle a lancé une pétition le 12 juillet à Dakar, avec le soutien de 84 universitaires, députés et syndicalistes, en vue de rassembler 5 000 signatures afin de faire pression sur le Conseil économique et social (CES).

L’économiste sénégalais Demba Moussa Dembélé, également connu pour sa critique du franc CFA, estime que l’agriculture du Sénégal ne « pourra jamais soutenir la concurrence avec la politique agricole commune de l’UE, qui sera subventionnée d’une manière ou d’une autre. Le peu d’industries que nous avons va disparaître en un instant et les pertes au niveau des recettes fiscales vont pénaliser nos budgets et accentuer notre dépendance à l’égard des bailleurs de fonds ».

La fronde est d’autant plus importante que sous la présidence d’Abdoulaye Wade, le Sénégal avait milité pour la renégociation des APE sur une autre base. En 2007, à l’issue d’un sommet à Lisbonne, Abdoulaye Wade avait déclaré que « pour nous, les APE c’est fini ». Le Sénégal avait également pris des mesures protectionnistes de limitation des importations d’oignon européen pour favoriser, avec succès, l’essor de sa filière de production locale. Entre-temps, le pouvoir a changé, et le président Macky Sall s’est montré plus enclin à ratifier les APE, afin de voir son pays bénéficier de l’assistance financière de l’Europe visant à « accompagner » ces fameux accords.

Depuis 2000, l’accord de Cotonou est qualifié de « baiser de la mort de l’Europe à l’Afrique » par nombre d’économistes africains comme d’experts européens. Pour rétablir une concurrence loyale entre la banane latino-américaine et africaine notamment, ce texte prévoyait en effet, à la demande de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), la négociation des APE avant la date butoir de 2007 – largement dépassée en raison du refus massif des dirigeants africains. Le vent a tourné depuis, et le manque de leadership diplomatique sur le continent, après le départ du duo formé par Olusegun Obasanjo au Nigeria et Thabo Mbeki en Afrique du Sud, s’est soldé par des avancées notables de l’UE sur ce dossier.

Les APE régionaux ont ainsi été ratifiés en juillet 2014 par la CEDEAO, de même que par l’Afrique australe, en raison de l’ultimatum lancé par Bruxelles : faute d’une ratification au 1er octobre 2014, les exportations africaines en provenance des pays à revenus intermédiaires (Côte d’Ivoire, Ghana, Cap-Vert et Nigeria pour l’Afrique de l’Ouest) auraient de nouveau été taxées à leur entrée sur le marché européen, contrairement à celles des pays les moins avancés (PMA). En libéral convaincu, le président ivoirien Alassane Ouattara a fait pencher la balance en faveur des APE au niveau de la CEDEAO, après son accession au pouvoir en 2011. Sur le plan du droit, ces accords restent à ratifier au niveau national par certains pays qui s’y sont refusés dans le cadre de la CEDEAO.

De façon notable, la région d’Afrique de l’Est, Tanzanie en tête, a persisté dans son refus de signer les APE. Une position défendue par nombre d’ONG dans les pays du Nord, parmi lesquelles Oxfam. « Les APE prévoient non seulement la suppression des droits de douane pour les trois quarts des produits européens, mais aussi l’impossibilité de les rétablir par la suite, si la politique des pays ouest-africains devait changer », signale Pascal Erard, responsable du plaidoyer du Comité français de solidarité internationale (CFSI). En d’autres termes, c’est un piège. Le manque à gagner est estimé par Le Monde Diplomatique à plus de 2,3 milliards d’euros cumulés sur 15 ans en Afrique de l’Ouest. Une manne de financement autonome du développement qui va s’évaporer, sans être compensée par les aides financières de l’Europe.

Le Transatlantic Trade and Investment Partnership (TTIP) est né au sein du Trans-Atlantic Business Council. Fondé en 1995, ce club de multinationales est apparu avec deux missions. D’une part, promouvoir un dialogue de premier ordre entre les élites économiques étatsuniennes et européennes. En ce sens, son objectif stratégique est de faire sauter les verrous législatifs qui peuvent entraver la fluidité des relations commerciales entre les deux continents. D’autre part, consolider la position de ses investisseurs dans les pays en développement (dont le système juridique est jugé défaillant) afin de défendre leurs droits.

Pour Guy Gweth, fondateur de Knowdys Consulting Group et président du Centre Africain de Veille et d’Intelligence Economique, « la question, côté africain, est de mesurer l’impact qu’aurait ce schéma sur les relations commerciales avec les entreprises européennes et américaines, en l’absence de stratégie commune des Africains. Obligés de respecter les normes prévalant au sein d’un marché régi par le TTIP, les Etats africains auraient une marge de manœuvre extrêmement réduite dans leurs relations commerciales avec les Etats-Unis et l’Europe. A terme, cet engrenage forcera les pays africains à mettre en conformité leurs lois, règlements et procédures avec un TTIP qu’ils n’auront pas signé. »

En rappel, les États-Unis et Europe pèsent 50 % du PIB mondial et 30 % du commerce mondial. Les deux entités échangent 1350 milliards d’euros de marchandises et de services par an. La signature du TTIP débouchera sur la plus vaste zone de libre-échange au monde.

La Rédaction (avec Sabine Cessou)