Soft power: les entreprises vont au cinéma

C’est l’une des tendances marketing les plus fécondes de ces vingt dernières années: conçus sur la plage du soft power, les scénarios  win-win imaginés par le monde de l’entreprise et l’industrie du cinéma se multiplient sous l’œil ravi d’une clientèle en quête de rêve. Décryptage.

L’expression « guerre économique » qu’on convoque de plus en plus pour synthétiser la violence des affrontements économiques dans le monde ne se manifeste pas uniquement (comme on l’imagine) par l’espionnage industriel, la contrefaçon, la déstabilisation par l’information ou la guerre des prix… De l’Asie aux États-Unis en passant par la Russie et une partie de l’Europe occidentale, la chute du mur de Berlin a accéléré le transfert des savoir-faire du monde militaire au monde de l’entreprise ; et depuis 20 ans, L’art de la guerre (1) est passé en tête des ouvrages les plus étudiés par les managers.

Sun Zi y souligne que « soumettre l’ennemi par la force n’est pas le summum de l’art de la guerre », une thèse reprise par l’Américain Robert Nye (2) dans sa doctrine du soft power qui prône la domination du monde par la puissance douce (les idées, les connaissances, les arts et la culture…) Sur le terrain de la business influence, l’objectif stratégique des entreprises est donc de conquérir la tête et le cœur du consommateur, un défi à enjeux multiples pour le cinéma africain.

Bien avant la fin de la guerre froide, les organisations d’un genre particulier, ayant compris avec Gramsci que « le pouvoir se gagne par les idées », avaient investi dans le cinéma pour étendre leur influence aux quatre coins du monde. Une enquête de Jacques de Saint Victor (3) révèle ainsi que ce sont les Triades chinoises du Sun Yee On qui finançaient Bruce Lee et que le Parrain de Francis Ford Coppola était supervisé par Cosa Nostra. Dans un registre plus léger, l’aventure commencée par Disney au début des années 30 avec Blanche Neige et les Sept Nains (1.480.000 dollars de budget pour 184 925 486 dollars de bénéfices aux États-Unis) est allée de paire avec l’expansion de cette multinationale du divertissement.

En 1999, l’Institute of Creative Technologies (ICT) voyait le jour sur le sol américain, scellant l’alliance stratégique du Pentagone avec les studios hollywoodiens (4). Ce think tank qui bénéficie de la collaboration scientifique de l’Université de Californie du sud constitue un dispositif unique au monde. Lors de son inauguration, on pouvait entendre le secrétaire à la défense de l’époque, Louis Caldera, déclarer : « nous n’avons jamais pu espérer bénéficier de l’expertise d’un Steven Spielberg ou d’autres professionnels de l’industrie du cinéma pour collaborer à des projets de l’armée… Le nouvel institut sera gagnant-gagnant pour tout le monde », y compris pour le business du puissant complexe militaro-industriel étatsunien.

En 2008, Sex and the city – The movie a battu un record en associant au tournage du film 163 marques prestigieuses comme Dior, Channel, Manolo Blahnic ou Louis Vuitton, pour des « raisons de scénario ». Parmi les huit entreprises retenues pour la promotion du film du réalisateur Michael Patrick King dans la dernière semaine de mai 2008 en France, on pouvait compter : American Airlines, Coca-Cola, Mercedes ou Packard Bell… C’est Renato Semerrari, le P-dg de Sephora pour l’Europe qui a résumé l’ enjeu du film pour son entreprise : « il sort au moment clé de la fête des mères. Et nos clientes pourraient être les héroïnes du film »… La participation des marques de luxe à Sex and the City, The Movie, a frôlé les 23 millions de dollars !

En 2009, malgré l’essor de Ouagadougou au Burkina Faso ou de Nollywood au Nigeria, la cinématographie africaine reste parmi les moins disantes. Faute d’infrastructures, il est par exemple impossible d’aller au Cinéma à Accra au Ghana ou à Yaoundé au Cameroun, deux capitales de 2 millions d’habitants chacune, deux villes où 45% de la population passe 12h en moyenne par semaine (5) à regarder des films (étrangers à la télévision) dont l’objectif stratégique (pour les plus organisés) est la conquête par le divertissement. Avec la doctrine américaine du Shaping the mind (ou colonisation de la sphère des idées), les professionnels du septième art entrent dans les foyers avec une histoire (6) et repartent en laissant des modes de pensées et d’expressions qui façonnent ensuite les comportements des consommateurs (7).

Pour que le cinéma africain s’installe dans la business influence et gagne en attractivité financière, il faudra qu’au moins 30% des professionnels abandonnent les traditionnelles scènes de misère et de sorcellerie et acceptent de s’entourer de stratèges pour construire et vendre le rêve africain comme d’autres ont crée et vendu l’American way of life. Voyant cela, les entreprises compétitives ne pourront se permettre de manquer ce virage du win-win où les arts et la culture servent aussi à la croissance de ceux qui les financent.

Guy Gweth

(1) S. Zi, L’art de la guerre, (rédigé entre le IVè et le Vè siècle av. J.-C.), Flammarion, 1997
(2) R. Nye, Soft power : the means to Success in Word Politics, Public affairs, 2005
(3) J. de Saint Victor, Mafias – L’industrie de la peur, Editions du Rocher, 2008
(4) C. Salmon, Storytelling, La découverte, 2007
(5) Source : GwethMarshall Consulting, mars 2009
(6) D. Christian, A la recheche du sens de l’entreprise… Compter, raconter ? La stratégie du récit, Maxima, 1999
(7) S. Godin, Tous les marketeurs sont des menteurs. Tant mieux, car les consommateurs adorent qu’on leur raconte des histoires, Maxima, 2007

Source: Portail des PME/PMI du Burkina Faso