Cheickna Bounajim Cissé : l’émergence de l’Afrique dans les comptes d’un banquier Malien

[Africa Diligence] Cheickna Bounajim Cissé est plus qu’un dirigeant de banque. Il est l’économiste et essayiste d’une Afrique qui émerge. Diplômé d’études supérieures en Banque (ITB – CNAM), il est aussi titulaire d’un MBA de Paris Dauphine et de l’IAE de Paris, d’un Master professionnel en sciences politiques et sociales (option journalisme) de l’Institut Français de Presse, et d’une une Maîtrise en gestion des entreprises.

Co-fondateur du Club Madiba, pour une Afrique nouvelle, c’est aussi l’auteur de nombreuses publications, au profit de plusieurs médias écrits et audiovisuels, qui a accepté de répondre à nos questions.

Africa Diligence : Croyez-vous en l’émergence économique du continent africain?

Cheickna Bounajim Cissé : On n’accédera pas à l’émergence économique par hasard ou par chance, ni en Afrique ni ailleurs. Et la solution ne fonctionnera pas à l’envie. Il ne suffira pas d’avoir bien parlé, bien écrit et bien rapporté. Il faut jouer collectif et libérer les énergies. Ne nous embaumons pas d’illusions. Personne ne fera le développement de l’Afrique à la place Africaines et des Africains.

Dans un monde de plus en plus globalisé, aucun État africain à lui seul ne peut réussir son développement. Les réalités économiques, politiques, culturelles et de plus en plus sécuritaires sur le continent sont là pour nous le rappeler. Quel avenir à jouer au « freestyle » en ces temps brumeux ? Certains pays auréolés de « success stories » réels mais superficiels ont tenté des échappées solitaires en se soustrayant de la masse pour s’ajouter à des nations plus nanties. D’autres habités par le « rêve du leadership africain » ont initié des actions isolées qui ont vite montré leurs limites, de par leur singularité, leur portée et leur efficacité. En cause, la justesse de leur vision, la cohérence de leur stratégie et surtout la taille de leur économie.

Le poids de l’Afrique sur la scène internationale est presque insignifiant. Sa marginalisation est une réalité. Le continent ne pèse que 3% du commerce mondial et ne contribue qu’à hauteur de 1% à la production manufacturière à l’échelle mondiale. Cette situation perdure depuis plusieurs décennies. Et les perspectives n’annoncent pas une inversion fondamentale de la situation. D’autant que l’engagement attendu des Africains pour la cause de leur continent laisse encore à désirer. Pire ! Ils ne commercent entre eux qu’à hauteur de 15% de leurs échanges globaux. À l’évidence, l’Afrique est en sursis. Tenaillée entre peur et espoir, ballotée entre braconniers de grand chemin et garde-forestiers en petite forme, elle est à l’image de ses éléphants. Dans vingt-ans, si rien de concret et de durable n’est fait pour sauver les Africains de la misère et de l’insécurité, leur continent est appelé à disparaître dans sa forme actuelle.

L’Afrique est dépecée économiquement, culturellement et politiquement. À dire que le partenariat est devenu une trouvaille originale des dirigeants africains, aussi prompts à répondre aux invitations des puissances étrangères – et même insister à se faire inviter – que d’aller à la rencontre de leurs populations. Cette ruée vers l’Afrique, pour les richesses de l’Afrique et non pour les « beaux yeux » des Africains, tout le monde en a conscience sauf les Africains. Pourtant, un adage du terroir nous enseigne que « si la tortue rend visite au tisserand, ce n’est pas pour chercher une couverture. Elle a mieux : sa carapace ». C’est dans cette indifférence presque généralisée que les raouts se succèdent en Afrique où les distributions de chèques, d’aides et de crédits des nouveaux partenaires se disputent la partie avec les remontrances, les directives, les mises en garde et les chantages des anciennes puissances coloniales. Tout cela dans une mésestime presque généralisée qui pourrait être qualifiée de « conspiration du silence ».

Attention ! Celui qui excelle à ramasser les serpents morts se ravisera le jour où il sera en possession d’un serpent inerte pris pour mort. L’Africain du 21ème siècle, « réfugié dans le combat pour la survie » – l’expression est de Kofi Yamgnane – a changé. Il a conscience de son extrême pauvreté et de l’immense richesse de son continent et de ses dirigeants. Sa patience a des limites. Il a prouvé qu’il s’est se faire entendre quand on le fait trop attendre. Dans le chaudron africain, des ruelles fumantes de Sidi Bouzid en Tunisie aux mines de platine ensanglantées de Marikana en Afrique du Sud, du centre-ville bouillant de Ouagadougou au Burkina Faso au littoral mouvementé du Puntland en Somalie, l’odeur de la colère des peuples africains, délaissés chez eux et indésirables ailleurs, ne cesse de fumer et d’enfumer. Et nul doute, dans les prochaines années, si les gouvernants africains plus soucieux de la gestion de leur temps de présence que du développement de leur pays ne leur proposent pas de meilleures conditions de vie, les populations africaines abandonnées à l’oubli et à la misère montreront du muscle en s’auto-administrant. Peut-être de façon chaotique et sarcastique ? Qu’importe pour eux si le sacrifice est déjà consommé ! Ils s’en contrefichent. Et il n’y aura ni recul ni renoncement de leur part. Pour autant la conscience citoyenne africaine est interpellée pour sa part de responsabilité dans le choix des hommes devant conduire les affaires de la cité. Elle devrait se rappeler ce dicton peul : « Si tu fais d’une grenouille un roi, ne t’étonne pas de l’entendre coasser ».

Plus sérieusement, l’Afrique accuse un retard inadmissible à l’allumage alors qu’elle a tous les atouts pour s’y faire. Que nous arrive-t-il ? Avons-nous tiré toutes les leçons du passé ? Qu’avons-nous fait de l’Afrique, cette vieille dame au silence écouté, qui nous a tout donné et à qui nous avons tout refusé ? Les oreilles des populations africaines ont été tellement travaillées par les gouvernants et les intellectuels à coup de fausses promesses, de fausses vraies réalisations distillées à travers meetings, conférences, sommets et autres forums que nous doutons qu’elles puissent encore entendre. Or, comme le dirait l’autre : « les bêtises, comme les impôts, tôt ou tard vous allez les payer ». Et si tel est notre destin, assumons-le ! Mais allons-nous hypothéquer l’avenir des générations futures en les condamnant, non à développer leur continent mais à le fuir, en masse, pour survivre de la faim, de la guerre et de la maladie ?

Point de fatalité ! Nous ne pouvons pas être en détention et revendiquer les privilèges de la liberté. Oui c’est nous, les Africains, qui avons mis notre continent dans les liens de la détention et de la servitude. Point de bouc émissaire ! Il faut sortir de la victimisation, assumer ses responsabilités et avoir le regard lucide sur la situation de l’Afrique. Faut-il attendre des « partenaires » de l’Afrique qu’ils développent le continent ? Assurément, non. Ce sera trop leur demander. Et même si c’était le cas, ils ne le feront pas. Ce n’est pas parce qu’ils aiment le foie gras qu’ils doivent forcement s’intéresser à la vie du canard. Les relations économiques internationales sont un jeu à somme nulle. Chaque État veille, légitimement et jalousement, sur ses intérêts. Et tout y passe pour les préserver.

Et l’Afrique ne peut pas continuer à tendre la main ad vitam aeternam. L’aide a ses limites. Aucun plan de développement crédible et pérenne ne peut reposer principalement sur ce modèle au risque de secréter l’assistanat, la pauvreté et la misère dans le pays adressé. D’ailleurs, si l’aide pouvait émanciper un pays, ça se saurait. Et Haïti aurait été l’une des nations les plus prospères au monde. Ce pays qui a bénéficié de l’équivalent de 120 plans Marshall en trois décennies a enregistré, paradoxalement, la baisse de 20% du niveau de vie de ses habitants ! Cet exemple est assez révélateur du modèle économique dans lequel l’Afrique s’englue depuis plus d’un demi-siècle. Il faut donc changer de logiciel de développement. Il va falloir s’y résoudre définitivement, le développement de l’Afrique ne viendra pas d’ailleurs. Ni maintenant ni demain. Il viendra, ou ne viendra pas, par le seul fait des Africains. Tant mieux, bien sûr, si un soutien étranger peut y contribuer. Mais, comme le dirait l’autre, ce soutien ne servira rien s’il n’y a rien à soutenir.

L’émergence de l’Afrique n’est pas un choix. C’est une nécessité pour l’humanité, quoi qu’en pensent ou qu’en fassent les Africains. L’Afrique n’est pas l’avenir du monde, c’est le monde.

S’il fallait vous aider à contribuer au développement rapide de l’Afrique, quels leviers pourrait-on activer ?

Pour prescrire la thérapie, il faut d’abord s’accorder sur le diagnostic. Un constat semble être partagé : tant que le commerce intra-africain restera à ce niveau ridicule et minuscule de 15% (contre 68% pour l’Europe et 57% pour l’Asie), point d’émergence pour le continent. Ou l’Afrique intensifie ses échanges avec elle-même ou elle organise son suicide collectif. C’est le substrat du premier levier.

Dans le cadre de la construction continentale de chaînes de valeur, il faut identifier les domaines prioritaires, mettre en valeur les potentialités individuelles, favoriser les actions de synergie à travers une meilleure division des tâches, et libérer le dynamisme du secteur privé. Pour ce faire, on peut imaginer que chaque État africain, à tour de rôle, organise une rencontre continentale pour inviter les 53 autres États sur un ordre du jour précis issu d’un plan d’émergence global du continent avec une feuille de route et un chronogramme de mise en œuvre. Évidemment à une cadence annuelle, l’état déplorable dans lequel le continent est plongé ne pourrait que s’empirer. Il faut donc forcer le destin et organiser des rencontres trimestrielles avec comme objectif de boucler les rencontres à l’horizon 2030.

Il y a deux actions urgentes à poser : transformer nos matières premières en Afrique, et contrôler les entreprises chargées de cette transformation.

Pour financer ce développement inclusif, plusieurs initiatives sont à portée de main. Par exemple, il faut revenir aux vieilles bonnes recettes de l’Afrique profonde : la tontine. Chaque État cotisera trimestriellement l’équivalent de 1 milliard FCFA. À chaque fin de période, la cagnotte (appelée « pari » en bambara au Mali) de 54 milliards FCFA servira au financement d’un projet industriel d’envergure dans le pays hôte du sommet continental. Les produits manufacturés issus de cette usine seront exclusivement destinés au marché intérieur africain. Ainsi, à l’horizon 2030, la solidarité continentale mobilisera sans pression, sans taux d’intérêt et sans tracasserie administrative, une enveloppe globale de 729 milliards FCFA pour le financement du commerce intra-africain. C’est un « quick win » (victoire rapide) qui permet de donner de l’espoir et de tracer la route.

Le second levier, qui doit être au service de l’intensification du commerce intra-africain, est la réforme du secteur bancaire du continent qui doit être basée sur un fort ancrage local. Cette transformation s’articulera autour des points suivants :

  • Créer des zones franches bancaires pour permettre aux établissements de crédit d’investir les localités rurales ou défavorisés pour bancariser les résidents, et permettre ainsi d’améliorer substantiellement le faible taux de bancarisation actuel de 15% dans plusieurs pays africains ;
  • Favoriser l’émergence de « champions bancaires » à même de relever la contribution des banques dans le financement des économies nationales qui est actuellement de 25% dans la majorité des pays africains au sud du Sahara ;
  • Créer des banques publiques d’investissement dans chaque État africain, contrôlées par des capitaux nationaux, et destinées à financer les secteurs clés de l’économie comme l’agriculture, l’industrie… ;
  • Réviser la réglementation bancaire pour l’ouvrir à la finance islamique avec l’objectif de créer des banques islamiques, de permettre au système conventionnel de commercialiser des produits islamiques, et de permettre aux États de lever des fonds « sukuk » pour le financement des infrastructures publiques.
  • Renforcer l’éducation financière en vue de vulgariser les concepts de base de l’industrie bancaire et de développer la culture financière de la population.
  • Faciliter l’essaimage des incubateurs d’entreprises pour renforcer le tissu économique et réduire le taux de « mortalité » entrepreneurial.
  • Faire évoluer l’approche risques des banques, de créanciers hypothécaires à financeurs du développement

Tous ces différents points, et d’autres, ont fait l’objet d’un ouvrage que je publierai très bientôt.

Si vous vous retrouviez à la tête de votre pays, dans les 24 heures, quelles seraient vos trois premières décisions ?

Évidemment, une telle charge n’est pas inscrite dans mon agenda. Il y a des autorités démocratiquement élues qui sont en place et qui s’attèlent à mettre en œuvre le programme pour lequel elles ont reçu un mandat du peuple malien. Et dans la situation actuelle, extrêmement difficile, elles doivent bénéficier de l’apport de tous les Maliens, et de tous les amis du Mali. J’avais déjà fait des propositions dans ce sens dans mon livre « Les défis du Mali nouveau » paru en 2013 sur Amazon.fr.

Dans un pays qui sort difficilement de la crise la plus profonde de son histoire, tout est urgent, tout est prioritaire. Et, il est difficile de faire comprendre aux populations que les problèmes auxquels elles sont exposées sont tellement nombreux et pressants et qu’au regard de l’énorme retard du pays, qu’il faille faire preuve de patience. D’autant que la nature des questions à résoudre est structurelle alors que les désirs de changement des populations sont inscrits dans l’immédiateté « Tout, tout de suite ». Trouver un bon alliage entre les deux exigences n’est pas chose aisée. Et c’est là, toute la difficulté de l’exercice. Et la facilité de se lancer dans des promesses creuses et démagogiques est tentante.

Il faudra à la fois faire face aux urgences et préparer l’avenir. L’urgence, c’est la paix et la sécurité sur toute l’étendue du territoire national. L’avenir, c’est l’émergence économique du pays. Les trois premières mesures, qui symboliseraient le changement et l’espoir, porteraient sur le rassemblement, toutes composantes confondues, autour de la cause nationale, le partage de la vision de l’émergence, et l’exemplarité comme annonce à une lutte implacable contre la corruption.

Il nous faut devenir des « tortues-lièvres » – l’expression est de Hervé Sérieyx, animaux bizarres capables de courir vite mais, également, longtemps et sans précipitation. Pour ce faire, deux choses sont nécessaires : la pédagogie pour expliquer des choses sérieuses avec gravité et sans tristesse ; et aussi, c’est important, initier et réaliser des quick wins (ou victoires rapides) pour envoyer un message d’espoir et d’engagement au peuple.

 Propos recueillis par la Rédaction

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