(Africa Diligence) Toutes les chapelles cherchent aujourd’hui à s’approprier les succès de la Chine en Afrique. Politiques et investisseurs saluent le « pragmatisme » chinois quand les « droits de l’hommistes » vilipendent les méthodes et les intentions de Beijing. Quelles leçons?
Pourtant, les faits sont têtus. 83ème partenaire commercial du continent en 1996, l’empire du Milieu est désormais numéro deux, derrière les États-Unis, et toujours sur sa lancée d’une croissance fulgurante.
Depuis le début du 21ème siècle, les échanges sino-africains sont passés de 20 à 220 milliards de dollars. Plus de 2.000 entreprises chinoises se sont implantées au sud du Sahara.
Alors, y a-t-il une « recette chinoise » que les partenaires traditionnels de l’Afrique auraient intérêt à copier? La réponse est moins tranchée que ne le font accroire aussi bien les thuriféraires que les pourfendeurs de la percée chinoise en Afrique.
Du fait de son succès, la Chine en Afrique est devenue un grand réservoir de « leçons » à tirer -chacun y puisant la sienne, celle qui l’arrange le mieux. Les hommes d’affaires occidentaux redécouvrent ainsi les charmes des grands projets d’infrastructures tandis que les hommes politiques tournent le dos à la bonne gouvernance en Afrique -« une idée moralisatrice et hypocrite, sinon néocoloniale »- pour épouser à nouveau le réalisme, qui était de mise pendant la Guerre froide.
« Faire comme les Chinois » veut alors dire, pour les uns, réinvestir massivement dans le BTP et, pour les autres, redevenir l’ami des gouvernements africains, quitte à les suivre dans de nouvelles folies. Est-ce réellement ce que font « les » Chinois? Pour commencer, n’en déplaise à une vision monolithique du géant asiatique, les pouvoirs publics à Pékin, les grandes compagnies chinoises opérant à l’échelle mondiale et la multitude des individus cherchant à faire fortune en dehors de la Chine, ce sont là trois acteurs bien distincts.
Savoir qui, du gouvernement ou du grand business, orchestre la ruée sur les matières premières en Afrique est loin d’être toujours évident. Quant aux particuliers, ils ont suivi le mot d’ordre officiel lancé en 1995, zou chuqu, « sortez! ». Ils sont désormais entre 500.000 et un million à vivre en Afrique, l’immense majorité d’entre eux loin des bases de vie grillagées des méga-projets très en vue.
La vraie « Chinafrique » tisse sa toile dense à l’intérieur des pays africains, souvent au village. Ensuite, si la Chine officielle faisait seulement plaisir au pouvoir du jour, comment expliquer, par exemple, qu’au Soudan divisé en deux elle se trouve en excellente position des deux côtés?
Des Occidentaux en nombre seraient-ils prêts à aller vivre à la dure dans la brousse africaine? Poser la question, c’est y répondre. Or, pas de tissu économique sans présence humaine, du moins pas au niveau des PME, qui sont d’une importance capitale en Afrique. Par la même occasion, finissons-en avec un autre mythe: non, l’industrie occidentale ne damera pas le pion à ses concurrentes chinoises en vendant des casseroles d’émail multicolores et des sandales en plastique dans la poussière des marchés africains. À ce niveau, coûts salariaux obligent, elle n’est pas compétitive.
D’où l’idée du « coup de pouce politique ». Tout dépend de ce que l’on entend par là. Si c’est pour rappeler aux gouvernements leur intérêt à faire du lobbying pour l’industrie nationale, on enfonce une porte ouverte -tous les gouvernements le font déjà. En revanche, si c’est pour réclamer des garanties d’État à l’exportation et des montages financiers ponctionnant les surplus en devises des finances publiques, on rêve. L’Occident, surendetté et en panne de croissance, n’en a pas les moyens, sans parler de ses opinions publiques qui dénonceraient avec virulence des « cadeaux » faits aux entreprises au moment où l’État providence fait peau de chagrin. Faut-il pour autant regretter de ne pas vivre sous une dictature industrialisante? La perspective est différente pour un chef d’État africain. Il aura sa route, son stade ou son hôpital qu’il pourra inaugurer avant la prochaine élection, alors que l’Occident videra sa promesse de moult études d’impact et de faisabilité, qui enrichiront l’homme qui a vu l’homme qui attend un début de réalisation.
Le pétrole africain représente à lui seul 71% des importations chinoises du continent noir. En y ajoutant les minerais, le bois tropical et quelques produits agricoles, il n’y a pour ainsi dire rien qui reste. Ce qui revient à dire qu’avec la Chine maintenant, comme avec l’Occident depuis deux siècles, « l’échange inégal » continue: l’Afrique vend ses matières premières non transformées et achète les produits manufacturés des autres. On sait de quel côté se trouve la plus-value. Ce qui devrait suffire à river le clou aux démagogues, qui prétendent que l’Afrique va se développer « grâce à la Chine ». Si c’était vrai, le continent serait développé depuis un certain temps déjà, grâce à l’Occident.
N’y aurait-il donc rien à apprendre du succès chinois en Afrique? Bien au contraire. La première leçon, c’est qu’il n’y a pas de miracle. D’abord, les Chinois gagnent des marchés parce qu’ils sont prêts à faire ce à quoi les Occidentaux se refusent, à tort ou à raison. Cela va de la vente de beignets sur le bord de la route à l’aide « liée », qui n’est déboursée qu’au profit d’entreprises chinoises, en passant par la tenue de fastueux sommets sino-africains, sans campagne de presse pour vilipender les hôtes que l’on voudrait gagner comme clients – une spécialité occidentale.
Ensuite, il n’y a pas de miracle non plus au niveau de la percée elle-même. La Chine prend ce qui est à prendre sur le marché pétrolier en Afrique, qui est en expansion. Cependant, les places fortes y sont prises depuis longtemps. Enfin, en 2012, la Chine a réalisé 220 milliards de dollars d’échanges avec l’Afrique. Mais est-ce vraiment miraculeux étant donné que les États-Unis ont réalisé 447 milliards de dollars, et l’Union européenne même 567 milliards, avec quatre fois moins d’habitants?
La seconde leçon est la plus importante. Le succès de la Chine en Afrique repose sur la poursuite d’intérêts clairement affichés et assumés, en l’absence d’une mission civilisatrice. Cette dernière, dont le passé lucratif fut le colonialisme, consiste à prescrire aux autres comment ils doivent vivre -prétendument ou réellement mieux, c’est toute la question. S’il revient toujours aux Occidentaux d’en décider, alors ils pourront continuer de monter des opérations « militaro-humanitaires » pour changer les cours de l’histoire.
En revanche, si l’Afrique est réellement indépendante, et donc responsable de son sort, elle devra apprendre à se passer des urgentistes extérieurs, y compris dans la nuit noire d’une dictature ou en cas de massacres à grande échelle. Et que l’on ne m’objecte pas la « responsabilité à protéger », qui serait universelle.
Nous savons tous que ce droit d’ingérence est plus susceptible de s’appliquer à l’Afrique qu’à… la Chine. La troisième et dernière leçon devrait être une évidence: il faut savoir non seulement ce que l’on veut et ce que l’on peut mais, aussi, qui on est. Quand un Africain s’engage avec un Européen, il voit, par-delà l’individu en face, l’ancien colonisateur, l’éternel donneur de leçon, le « Blanc ». En revanche, quand un Africain s’engage avec un Chinois, il voit quelqu’un qui, hier, était tout aussi pauvre et méprisé que lui mais qui, à présent, impose son point de vue aux anciens maîtres du monde. Bref, il voit son propre rêve devenu réalité. En ce sens, la vraie percée de la Chine en Afrique serait la naissance d’un esprit d’émulation. Attendons voir.
Jean-Yves OLLIVIER