Classement de Shanghai : pourquoi il bouscule

En lançant l’Academic Ranking of World Universities (ARWU) en juin 2003, l’université Jiao Tong de Shanghai avait-elle l’intention d’instaurer un nouvel ordre mondial des grandes universités ? Ils disent que « non ». La vérité est qu’avec le classement dit de Shanghai, c’est désormais la Chine qui cote les meilleures universités du monde aux yeux de nombreux observateurs internationaux.

Le pari fou de Jiao Tong

 « On oublie, dans le classement des grands évènements ayant marqué le millénaire, d’inclure la vogue des classements », écrivait Jean Dion en décembre 1999 dans le journal québécois Le Devoir. Du Times Higher Education World University Ranking au Webometrics Ranking of World Universities en passant par le QS World University Ranking ou le Top 100 Global Universities…, les classements des établissements supérieurs ont vu leur nombre exploser sous la poussée du capitalisme cognitif. Mais seuls quelques acteurs ont une renommée mondiale. Leur objectif stratégique n’est pas de faire l’unanimité – aucune mesure n’étant infaillible – mais de gagner en influence et notoriété en tant que prescripteur. Sur l’ARWU, il sera intéressant d’observer l’impact de l’Audit Ranking Rules adopté le 17 mai 2011 à l’Unesco, et dont les méthodes d’évaluation des classements s’inspirent de ceux retenus en 2006 à Berlin. Car en concevant le classement de Shanghai, les chercheurs de Jiao Tong ont fait un pari fou : s’inspirer des critères dominants pour progressivement les retourner au motif de les améliorer.

Objectif : premier prescripteur mondial

Un millier d’universités sont évaluées, chaque année, par le classement de Shanghai, et seules les 500 premières voient leur rang publié sur internet. Pour les départager, l’ARWU se sert de six indicateurs : 1. le nombre de prix Nobel et de médailles Field parmi les anciens élèves, (10%) ; 2. Le nombre de prix Nobel et de médailles Field parmi les chercheurs (20%) ; 3. Le nombre de chercheurs les plus cités dans leurs disciplines sélectionnés par Thomson Scientific (20%) ; 4. Le nombre d’articles publiés dans Nature & Science, 20% ; 5. Le nombre d’articles indexés dans Science Citation IndexExpanded and Social Sciences Citation Index (20%) ; et enfin 6. La mesure de la performance académique au regard de la taille de l’institution (10%). Bien que ses indicateurs soient discutables, l’objectif de prescripteur mondial visé par les initiateurs du classement de Shanghai est désormais atteint. Un soft power inspiré d’Occident qui n’empêche nullement que les critiques les plus virulentes lui viennent aussi d’Occident.

Les Européens mal classés le contestent

« Il vaut mieux changer de classe qu’être déclassé », écrivait Jean Grenier dans les Cahiers de la pléiade. Telle semble être la posture des pays européens les moins bien classés. Dans un contexte où la gestion des affaires publiques est fonction de la pression médiatique, la mauvaise position des Européens dans un classement aussi médiatisé que celui de Shanghai est mal vécue dans des pays tels que la France ou la Belgique. En juillet 2007, Valérie Pécresse, alors ministre française de l’enseignement supérieur et de la recherche, déclarait : « Lorsqu’ils choisissent leur future université, les étudiants américains, australiens, chinois, indiens regardent ce classement. C’est la mondialisation. On ne peut s’en abstraire et nous devons donc gagner des places… » Après un lobbying sans succès auprès des autorités chinoises pour améliorer leur rang, la France – comme la Belgique et l’Espagne – milite désormais activement pour un classement européen des meilleures universités de la planète.

Les meilleurs Américains s’en prévalent

Conscientes des enjeux d’influence que recèlent les classements mondiaux, les grandes universités américaines n’accordent traditionnellement d’importance qu’aux rankings publiés par les organismes anglo-saxons et américains en particulier. La montée en puissance de l’ARWU a suscité tant de critiques aux Etats-Unis au cours des cinq dernières années que dans sa livraison de juin 2007, la revue Scientometrics a cru devoir suggérer que les évaluateurs de Jiao Tong manquaient d’indépendance. Malgré ces critiques, l’influence accrue de l’ARWU au sein de l’opinion publique et de la communauté internationale des professionnels du savoir, aux cours des vingt-quatre derniers mois, a nettement bousculé les habitudes et modifié les perceptions. Au premier trimestre 2011, les trois meilleures universités du Top 100 de Shanghai 2010 à savoir : Harvard, Berkeley et Stanford se sont toutes prévalues, sur leurs sites internet, de leur leadership dans ce classement, une situation inimaginable il y a trois ans.

Les Asiatiques le scrutent à la loupe

En Asie comme dans le reste du monde, la réputation de l’ARWU est en progression constante depuis 2003. Désormais, universitaires et étudiants asiatiques scrutent à la loupe chaque édition du classement. En Chine et en Inde notamment, le prestige des universités locales ou étrangères est de plus en plus déterminant aux yeux des recruteurs. Jiao Tong, elle-même, jouit d’une belle réputation dans la région. Créée en 1896, cette université a formé des membres influents du parti communiste chinois à l’instar de Jiang Zemin, président de la république populaire de Chine de 1993 à 2003. Le fait qu’aucun pays asiatique (en dehors du Japon) n’aligne d’université parmi les 100 meilleures mondiales exacerbe les critiques autour des indicateurs retenus par les concepteurs de l’ARWU, dans l’espoir de les voir évoluer. Parmi les moins critiques, l’élève modèle reste le Japon avec cinq universités présentes dans le Top 100 de 2010 : Tokyo (20è), Kyoto (24è), Osaka (75è), Nagoya (79è) et Tohoku (84è). Les monarchies pétrolières, quant à elles, comptent rattraper leur retard en ouvrant les filiales locales des grandes universités américaines, britanniques et françaises les plus prestigieuses.

Les Africains regardent à distance

Sur les 18 universitaires d’Afrique centrale interrogés par Knowdys Intelligence économique, du 3 au 10 juin 2011, trois ont déclaré n’avoir jamais avoir entendu parler du classement de Shanghai avant cette interview. Sur les 18, ils sont 15 à considérer que l’ARWU n’a pas été conçu pour permettre l’émergence des universités des pays en développement mais pour renforcer celles des pays riches. 13 interviewés estiment, du reste, qu’aucune université africaine n’a les moyens d’accéder au Top 100 avant 2020. Pour les analystes de Knowdys, les universitaires africains regardent ce classement à distance, voire avec indifférence, parce qu’ils ne se sentent pas concernés par ses indicateurs d’évaluation. Cette attitude est nettement pondérée chez les étudiants dont la plupart rêvent d’étudier dans les universités étrangères. Au final, l’Afrique apparaît comme le continent où l’ARWU reçoit le moins d’échos, malgré l’accroissement des échanges universitaires entre le continent noir et l’empire du milieu.

L’éducation bientôt cotée en Bourse ?

L’intérêt grandissant des places financières pour les pépites de l’économie du savoir commence à raconter une histoire dont on peut anticiper la suite du scénario. Les analystes de Knowdys prévoient ainsi l’introduction, en Bourse, des grandes universités et des Business Schools, à commencer par les pays post-industriels, au plus tard fin 2020. Les graines de cette dynamique poussent déjà aux Etats-Unis où près de 40% des recettes des trois premières universités du Top 100 de Shanghai 2010 proviennent de placements financiers plus connus sous l’appellation d’endowment. Pour la plus riche, Harvard University, l’endowment représentait 27,6 milliards de dollars au 30 juin 2010. En revanche, l’idée que l’éducation puisse être, un jour, cotée en Bourse rencontrera de fortes résistances dans les pays francophones, bien que l’avènement d’un capitalisme cognitif pur et dur paraisse irréversible. En Afrique, deux Etats stratèges préparent activement cette autre révolution du XXIè siècle : l’Afrique du Sud et le Rwanda, qui coopèrent déjà avec l’université Jiao Tong de Shanghai.

Guy Gweth