Émergence : une pratique politique réaliste ou un masque de dissimulation des pratiques politiques décivilisées

[Africa Diligence] Comment agencer développement, paix et démocratie dans l’émergence africaine ? C’est à cette question que Pascal Touoyem s’est attelé à répondre le 20 juin au colloque international du CERDOTOLA 2015. Pour cet Anthropologue/Philosophe, la clé réside dans une paix réaliste, pensée comme : un élément cardinal et omnipotent de la dynamique anthroposociale, un cadre d’action sociopolitique, et un modèle de production de la société.

L’émergence comme standardisation paradigmatique dans la pensée politique africaine du 21e siècle est une tendance lourde de la vie internationale africaine. L’objectif de l’Agenda 2063 est de définir, pour les 50 prochaines années, une trajectoire globale d’émergence pour l’Afrique tenant compte des leçons tirées des 50 dernières années.

Le rapport 2011 sur le développement économique en Afrique, sous le titre Promouvoir le développement industriel en Afrique dans le nouvel environnement mondial, préconise l’adoption d’une approche pratique et bien conçue de l’industrialisation. Pascal Touoyem a rappelé que ce rapport a été conjointement préparé par la Conférence des Nations unies pour le commerce et le développement (CNUCED) et l’Organisation des Nations unies pour le développement industriel (ONUDI).

L’Anthropologue/Philosophe Pascal Touoyem a déclaré que cette approche doit être adaptée à la situation de chaque pays et s’appuyer sur les traditions et cultures locales. La civilité politique de l’émergence exerce une hégémonie symbolique sur les États africains. Elle semble dès lors s’inscrire dans l’ordre du nécessaire, de l’inéluctable. L’inéluctabilité n’emporte cependant pas effectivité et adhésion mécaniques. Elle renvoie à l’accomplissement d’un projet qui reste encore obéré par des pesanteurs sociales et politiques liées pour l’essentiel à la difficile adéquation entre État de droit, démocratie et traditions politiques légitimes des États.

Si certains États font du paradigme d’émergence une pratique politique réaliste, d’autres, par contre, s’y réfèrent tout simplement comme un masque de dissimulation des pratiques politiques « décivilisées ». Et Pascal Touoyem de remarquer que, si la question de l’industrialisation en Afrique est essentiellement liée à la valorisation des énormes ressources naturelles dont regorge le continent, il convient d’en faire aujourd’hui la clef de voûte de la stratégie globale panafricaine ou plutôt un projet cinquantenaire du panafricanisme maximaliste au plan irénique.

En effet, gagner le pari de l’émergence du continent, c’est, pour les élites africaines, définir et reconnaître la place des acteurs, de la ressource humaine, autant que, sinon plus que celle des ressources naturelles. Sans doute, on ne saurait y parvenir si la principale ressource humaine du continent, la jeunesse, considérée aujourd’hui comme un enjeu géopolitique majeur, continue à être perçue comme un facteur de déstabilisation ou une source de conflits à l’image de ce qu’auront été pendant longtemps, les ressources naturelles.

Pascal Touoyem a ainsi émis l’hypothèse d’une paix réaliste vue sous trois aspects : i) un élément cardinal et omnipotent de la dynamique anthroposociale, ii) un cadre d’action sociopolitique, norme de comportement social, et surtout iii) un modèle de production de la société autour d’un certain nombre d’enjeux et de rapports de force dans un contexte de mondialisation des questions géostratégiques et sécuritaires.

L’argumentaire développé par l’Anthropologue/Philosophe, garantissant la conclusivité, visait à déterminer l’agencement des trois principaux mouvements et conduire d’emblée à saisir les contours de ce projet :

  • L’Afrique noire est parmi les biotopes les plus riches en ressources humaines, en codes épistémoéthiques traditionnels ayant survécu au Temps, à l’instar : des systèmes traditionnels de prévention et de résolution des conflits qui ont donné des résultats probants comme ceux des tribunaux traditionnels au Rwanda (Gacaca) et au Burundi, les sages traditionnels (Bashingantahe), des comités locaux de médiateurs au Kenya (Bunsi), du Conseil des Sages en Somalie (Burti), la pensée Ubuntu qui a inspirée Nelson Mandela pour sa politique « Vérité et Réconciliation » et les structures de résolution des conflits au niveau familial en Éthiopie (Chicha), etc.
  • L’émergence se propose d’ajuster dans la gouvernance publique africaine une unité fondamentale dans la reformulation des politiques de développement économique et social, postulant pour une politique pragmatique moins incantatoire reposant sur la palabre.
  • L’ensemble de cette démarche constitue un saut qualitatif majeur dans la gouvernance politique de l’Afrique. Elle réhabilite la volonté politique et l’ambition dans la pensée collective africaine autour du concept de « démocratie palabrique » : l’Afrique a urgemment besoin d’une gouvernance solide, transparente et efficace, articulée sur une démocratie inclusive nourricière de la stabilité politique et sociale.

Pascal Touoyem pense que si l’articulation entre développement, paix et démocratie n’est pas promue et consolidée, l’euphorie de l’émergence constatée ici et là se briserait sur les rochers de la pauvreté et de l’instabilité replongeant ainsi l’Afrique dans ses avatars traditionnels.

Pascal Touoyem, PhD, est Anthropologue/Philosophe et spécialiste de la pensée politique africaine. Il est l’auteur de Dynamiques de l’ethnicité en Afrique ; Éléments pour une théorie de l’État multinational (Leiden, 2014), « Conjoncture sécuritaire en zone frontalière Cameroun, Tchad, République Centrafricaine », (Stockholm, 2011) et « Genre et construction de la paix : matériau pour une médiation sociocommunautaire », (Paris, 2015). Il travaille à développer une approche philosophique des relations internationales et de la politique africaine (Revue Internationale bilingue Dialogue & Réconciliation, INPACT TRIBUNE, la VESPERALE où il a occupé les fonctions de Rédacteur en Chef et Directeur de publication) et il collabore avec les Universités africaines dans le cadre des African studies. Il est également Membre de plusieurs sociétés savantes : Groupe de Référence sur la Sécurité et la Gouvernance en Afrique du SIPRI Stockholm International Peace Research Institute, Sweden), réseau des chercheurs de la francophonie, Africa Institute of South Africa, African Studies Centre, Leiden, membre du Intercontinental network of PhD candidates around the chair of Intercultural philosophy, Erasmus University Rotterdam, Président du Groupe d’Initiatives et de Contacts pour la prévention des conflits en Afrique (PREGESCO). Fonctionnaire international, il est Coordinateur Général des Programmes au Département Scientifique du CERDOTOLA.

La Rédaction (Avec le CERDOTOLA)