Etre lobbyiste en Afrique centrale aujourd’hui

En Afrique subsaharienne, peut-être plus qu’ailleurs dans le monde, les intérêts publics et privés pèsent à peu près pareillement sur la balance décisionnelle. Il arrive d’ailleurs fréquemment que les seconds l’emportent sur les premiers. C’est un fait. L’expertise et la profession qui consistent à infléchir la décision publique revêtent ici un caractère et des ressorts bien particuliers qu’il ne serait guère inconvenant d’appeler « lobbying à l’africaine ».

Mi-février 2001, François Bien (nom de code) alors âgé de 34 ans est nommé secrétaire d’ambassade dans l’un des six pays d’Afrique centrale qui composent la zone Cemac. Diplômé de science politique et relations internationales, monsieur Bien arrive en Afrique après quatre ans et six jours au poste d’attaché parlementaire, suivis d’un bref passage dans les services de renseignements. Lorsque fin novembre 2004, contre toute attente, notre homme est appelé à d’autres fonctions dans son pays d’origine, il n’hésite pas une seconde. Il démissionne. Sa décision est irrévocable. Il sera « lobbyiste ». M. Bien a appris à aimer son pays d’accueil, le soleil, les femmes, les paysages et… les combines. En trois ans de carrière africaine, M. B. comme l’appellent ses amis africains s’est fait une kyrielle de relations, les unes plus importantes que les autres. Le renseignement étant une seconde nature, Bien a pris le temps de décortiquer la matrice culturelle, les institutions et les personnalités publiques du pays… au point d’accrocher en face de son lit une cartographie (des acteurs qui comptent) qu’il modifie de temps en temps au crayon, à la manière d’un peintre surréaliste. Grâce à ses sources au secrétariat général du parlement, il pratique une veille juridique à faire pâlir d’envie les archivistes du Journal Officiel local. Chaque midi, il déjeune dans un restaurant différent mais toujours attenant à un ministère. Il consomme local et ne lit publiquement que les journaux locaux. Nombre de journalistes sont parmi ses amis. Tous les dimanches, il est présent à la cathédrale où il s’est fait des sympathies auprès de Mgr, les prêtres, les religieuses et d’autres frères et sœurs en Christ importants. Tous reconnaissent « sa grande générosité et sa remarquable simplicité». Lorsqu’il y a 10 mois M. B. obtient pour mission d’agir pour « contribuer à la prise d’une décision ministérielle favorable aux intérêts de la société XXX », là non plus, il n’hésite pas. Il a ses sources auprès de la cible. Dans un hôtel de la capitale, au titre d’avance, il reçoit du liquide en substance (dont 2/3 pour « mouiller la barbe à qui de droit »), « le reste de l’enveloppe ? Une fois que l’objectif sera atteint ». Monsieur B., c’est bien connu, n’a que l’obligation de moyens, mais ceux qui l’ont pratiqué savent qu’il parvient toujours à l’effet final recherché (EFR). Sauf que quelques jours plus tard, le cœur de cible de M. B. dans l’opération XXX est brusquement démis de ses fonctions et mis aux arrêts, sans procès. Motifs : « corruption et détournement de fonds publics »!

Parce qu’il continue d’avoir mauvaise presse en Afrique centrale, le lobbying -de par son côté pour le moins « sibyllin »- s’y exerce en 2008 sous couvert de nombreux statuts et d’une ribambelle de jeux de cartes dont on peut tirer trois as: la carte blanche (I), la carte noire (II) et la carte grise (III)

I-La carte blanche

I-1-Les hommes d’affaires étrangers

Américains, Européens et Asiatiques se livrent une concurrence sans merci sur ce terrain. L’une des opérations les plus inattendues ces 15 derniers mois est à mettre à l’actif du géant industriel Bolloré. Après une élection présidentielle marquée du sceau de la « rupture » entre la France et l’Afrique, le Président Sarkozy accepte l’invitation de Vincent Bolloré qui met gratuitement à sa disposition son avion privé (le Falcon 900 EX) et un yatch de luxe (le Paloma) pour un coût total de près 100 000 euros (65 500 000 fcfa). Un investissement tactique. Car il se trouve que pour le groupe Bolloré, l’Afrique reste une « terre promise et rentable ». Son patron ne voit pas d’un bon œil le rapprochement en cours entre dirigeants africains, hommes d’affaires et gouvernants chinois ou indiens au détriment des intérêts français. Pas besoin, en l’occurrence, d’entrer à l’académie de lobbying pour comprendre que c’est l’eau qui fait glisser le navire. Les chefs d’entreprise n’hésitent plus à mouiller le maillot.

I-2-Les « sorciers blancs »

Ceux qui fréquentent la fine fleur de la diaspora africaine à Paris et Bruxelles ont tous eu l’occasion d’entendre parler de PB, pdg d’une agence de communication parisienne très cotée en Afrique centrale. Véritable gourou des RP pour Hommes d’Etat, PB a ses entrées à l’UMP et donc à l’Elysée, même si pour l’entourage du président, « elle ne compte pas. Elle n’a pas accès au président. Elle n’est pas dans le circuit. » A son actif : avoir œuvré – concomitamment avec d’autres « sorciers blancs »- à faire recevoir les icônes de la « Françafrique » par Nicolas Sarkozy au lendemain de son élection, contre toute attente. PB symbolise parfaitement cette caste.

I-3-Les ONG et associations

Le lobbying associatif en nette expansion en Occident peine encore à trouver ses marques en Afrique centrale bien que l’on observe de temps à autres des opérations dites de « plaidoyer » aux résultats incertains. C’est ici que les réseaux nord-sud entrent en lice. In concreto, l’Ong X basée en zone Cemac, n’arrivant pas à se faire entendre localement, alerte ses partenaires Y et Z de Londres ou Bruxelles qui font théoriquement pression sur leurs gouvernements respectifs en jouant sur l’éthique des relations entre « un régime démocratique » et des « régimes non démocratiques… » Une approche de communication plus que de pression (aux résultats symboliques au mieux), qui contraste avec celles dites de la carte noire.

II-La carte noire

II-1-Les hommes d’influence

En Afrique centrale, ils constituent un cercle au contenu plus large que l’assiette dessinée en 1989 pour les États-Unis par Carter Douglass in Qui gouverne à Washington ? La 1ère partie d’entre-eux appartient à l’armée, au monde politique, au monde des affaires ou aux deux derniers à la fois. Dans tous les cas, ce sont les « hommes du président » ou du parti majoritaire, c’est à dire celui du chef de l’Etat. La seconde partie est constituée des hommes de la périphérie dirigeante, « des officiers de réserve » comme diraient les Camerounais pour qualifier les anciens hauts fonctionnaires ex- (ministres, administrateurs civils, militaires de hauts rang, commissaires de police… à la retraite) susceptibles à tout moment de revenir aux affaires sur décision du président de la République.

II-2-Les fusibles des seigneurs

Dans un titre resté populaire, le musicien camerounais Claude Moudi lance que « le chien du président est le président des chiens. » Une phrase qui en dit long sur l’influence que revêt l’entourage des décideurs dans une Afrique aux idées de groupe et aux valeurs familiales et solidaires fortes. Les dirigeants en sont conscients qui, pour certains subissent, et pour d’autres, se servent de parents, collègues de travail, d’associations, de tontines, et autres coreligionnaires comme intermédiaires et/ou fusibles dans la conclusion des affaires.

II-3-Les autorités morales

Malgré l’évolution des mœurs, l’Afrique centrale reste un extraordinaire foyer de croyances magico-religieuses, de rites traditionnels et de codes non écrits. Les leaders de ce marché tropical détiennent une capacité immatérielle sans égal à « faire bouger » l’ensemble des décideurs d’autant que, symboles de la sagesse, ils transcendent généralement les barrières partisanes de l’ici-bas pour élever le débat jusqu’aux cimes de la métaphysique. L’influence est ici le royaume terrestre des religieux et des chefs traditionnels, des grands guérisseurs et des marabouts du chef auxquels peuvent exceptionnellement s’ajouter des artistes ou sportifs de réputation internationale de type Yannick Noah. Cependant, la globalisation des pratiques a récemment donné naissance à une sorte de new age du lobbying africain.

III -la carte grise ou le new age du lobbying africain

Le nouvel âge d’un lobbying africain véritablement vécu comme tel provient notamment des initiatives africaines-américaines à l’instar du  » Centre for Culture, the African Poetry Theatre, Inc. » Basé à Jamaica, Queens aux États-Unis. Cette structure déjà vieille de plus de 20 ans est intéressante en termes d’approche stratégique du fait qu’elle englobe des activités multiformes et multisectorielles. Ainsi que confiait son directeur exécutif, John Watusi Branch en avril 2005 au Courrier d’Abidjan, « Nous sommes organisés pour promouvoir l’Afrique et défendre ses intérêts. Nous sommes les  »watchdogs » de l’Afrique (…) Nous mettons à la disposition des Américains et surtout des Africains-Américains la vraie information sur l’Afrique et les conflits qui freinent son développement. Nous agissons ainsi dans plusieurs domaines. Nous travaillons avec des personnalités politiques, des leaders d’opinion et des hommes de médias (…)». Plus loin, la belle croissance de plusieurs économies africaines depuis une dizaine d’années (6,2% prévue cette année) ainsi que l’hypercompétition des puissances sur le continent poussent à une plus grande professionnalisation du métier de lobbyiste. C’est ce qui justifie l’arrivée en Afrique du Nord de Hill and Knowlton en début d’année 2008 ou encore de GwethMarshall consulting en Afrique centrale sur la même période. Détail remarquable s’il en fût, les lobbyistes du new age n’agissent au profit de leurs clients que dans le respect de l’éthique et l’intérêt bien compris de l’Afrique.

François Bien est reparti vers son pays d’origine il y a une semaine, ayant eu vent de poursuites judiciaires imminentes à son encontre, aux motifs de corruption et escroquerie. « Les beaux jours sont à venir » aurait-il lancé à son amie dans l’enceinte de l’aéroport avant de faire tamponner son passeport curieusement resté diplomatique. Avec du recul, on sait à présent que cet homme aux multiples talents ne s’est jamais présenté comme lobbyiste. Sur sa carte de visite, on peut encore lire: « François Bien, Conseil pour les affaires». Une page se tourne.

GG