Général Abdallah Nassour: « Ce qui se passe au Mali est dû à ce qui s’est passé en Libye»

[Africa Diligence] Le Général de corps d’armée Mahamat Ali Abdallah Nassour a occupé près d’une dizaine de postes ministériels dont l’Intérieur, la Défense, la Sécurité, le Commerce et l’industrie, l’Elevage, les Mines et l’Energie, avant d’être en charge de l’Hydraulique. Il a été conseiller du Président Idriss Deby Itno pour les questions de sécurité, chef d’Etat-major des armées, Secrétaire d’Etat aux affaires étrangères et ambassadeur du Tchad à Paris. C’est un fin connaisseur des affaires intérieures et extérieures du Tchad qu’a débriefé Guy Gweth, conseil en intelligence stratégique chez Knowdys. Une exclusivité.

Guy Gweth : Quels sont les projets prioritaires dans le domaine de l’hydraulique tchadien ?

Mahamat Ali Abdallah Nassour : les priorités au Tchad sont tellement nombreuses que leur hiérarchisation est extrêmement difficile. Le Tchad est un pays vaste qui a connu près de 30 ans de guerre civile, des troubles divers et des agressions extérieures. Ce qui fait que, jusqu’ici, le problème de l’eau n’avait jamais fait l’objet d’une attention absolue. Vous comprenez que quand un pays est en guerre, lorsqu’un pays est menacé par l’extérieur, ses priorités sont ailleurs. Mais depuis 10 ans, le président Idriss Deby Itno – tout en faisant des efforts pour rendre effective la réconciliation nationale, assurer la souveraineté du Tchad et son intégrité territoriale, et mettre fin à toute forme de rébellion et de mercenariat téléguidés de l’extérieur –  a décidé d’accroître la part du social dans sa politique. C’est pourquoi, dans le cadre de son troisième mandat consacré au social, et dans le prolongement de cette politique, le quatrième mandat est dédié au développement du monde rural et met un accent appuyé sur les femmes et les jeunes. Désormais les questions liées à la sécurité alimentaire, à la santé, à l’éducation, à l’énergie et à l’eau potable sont au cœur des préoccupations du chef de l’Etat. C’est ainsi que depuis 2000, l’eau fait partie des priorités absolues du Tchad. Des efforts très importants ont été faits dans les domaines de l’eau potable en milieu rural notamment, et en faveur de l’agriculture et de l’élevage. Pour vous donner un ordre de grandeur, nous sommes partis de 20% d’eau potable en 2000 pour atteindre 48% sur l’ensemble de territoire en 2012. Cette répartition reste cependant disparate du fait de l’existence de foyers de tensions sur le territoire national. C’est pourquoi certaines régions du nord, du centre et de l’est sont relativement moins pourvues en eau potable que la capitale ou le sud qui sont beaucoup plus stables. Un schéma directeur de l’eau a été élaboré en 2003  suivi en 2010-2011 d’une analyse sur l’assainissement du territoire. Ces documents sont des outils de référence qui nous permettent de faire une planification rationnelle dans le temps et dans l’espace, assortie d’un budget des investissements à faire par l’Etat, avec le concours des partenaires au développement.

Peut-on dire qu’après l’économie de guerre, le Tchad intègre désormais l’eau comme un maillon essentiel de sa stratégie d’émergence ?

Absolument. Aujourd’hui, s’il y a un pays qui bénéficie d’une stabilité confortable dans le contexte actuel, c’est bien le Tchad. Les situations de crises que nous connaissons ici et là sur le continent sont des situations que le Tchad a connues, et il en a tiré les enseignements. La guerre n’a jamais été bénéfique. Le gouvernement et le peuple tchadiens sont conscients des bénéfices de la paix. Aujourd’hui, il n’y a quasiment ni tension ni rébellion au Tchad. Les populations, dans leur diversité religieuse, se côtoient pacifiquement. Au plan institutionnel, la démocratie est bien installée. Le Tchad compte une multitude de partis politiques (plus d’une centaine) et de nombreuses associations (des milliers). Les conditions de la stabilité sont réunies. Le chef de l’Etat a décidé de mettre l’accent sur le développement rural en s’appuyant sur les femmes et les jeunes et en mettant en place les infrastructures nécessaires.  Vous savez que le Tchad est un pays vaste – presque trois fois la France – mais enclavé de l’intérieur et de l’extérieur. Sans des infrastructures permettant la circulation des personnes et des biens,  il est difficile d’atteindre un développement harmonieux.

Le Tchad connait de sérieuses difficultés d’approvisionnement en eau. Où en êtes-vous sur la question du traitement des eaux usées, lorsqu’on sait que certaines cités comme Singapour sont aujourd’hui alimentées par une eau entièrement recyclée ?

Je dois vous avouer que le Tchad n’en est pas là. Au moins pour deux raisons : tout d’abord parce que le Tchad dispose de réserves en eaux de surface et souterraines telles que nous ne pensons pas encore faire recours au recyclage des eaux usées. Ensuite parce que le pays n’est pas encore fortement industrialisé. Nous avons certes un projet de traitement des eaux usées dans certaines villes en vue de préserver l’écosystème, mais pour l’instant, nous n’envisageons vraiment pas le traitement des eaux usées pour la consommation humaine.

A quel stade est le projet de traitement des eaux auquel vous faites référence ?

En ce qui concerne le traitement des eaux usées en Ndjamena, les études sont très avancées. Nous avons pris contact avec une société spécialisée en Turquie qui sera présente au Tchad fin novembre 2012 pour commencer les travaux début 2013. Ces travaux sont prévus pour durer deux ans, avec comme objectif d’assainir Ndjamena. Les études complémentaires pour le schéma directeur de l’assainissement sont également lancées.

30 millions d’Africains et de non-Africains dépendent en eau du lac Tchad. Avez-vous une stratégie pour impliquer les populations concernées dans la recherche de solutions durables ?

Naturellement. Les populations concernées sont sensibilisées aux questions liées à la planification de la consommation d’eau et à la préservation de l’équilibre des écosystèmes dans le pourtour du lac Tchad. Elles sont encore plus impliquées dans le cadre du dispositif sanitaire mis en place pour éviter de souiller le lac, ainsi que dans l’assainissement des points d’eau potable. Toutes ces mesures d’hygiène et de salubrité sont d’autant plus importantes que les populations vivant autour du lac Tchad boivent son eau et vivent des produits de la pêche, de l’élevage et de l’agriculture. Nous avons aujourd’hui plusieurs projets chiffrés qui permettront aux populations riveraines de s’impliquer davantage dans l’exploitation durable du bassin du lac Tchad, sans être trop dépendantes de l’eau.

Pourriez-vous nous citer quelques un de ces projets ?

Nous avons des projets très concrets. Nous avons par exemple des projets liés à la prise en charge sanitaire et éducative des enfants de pêcheurs, d’éleveurs et d’agriculteurs de la région. Nous prévoyons l’introduction de nouvelles espèces végétales et animales moins gourmandes en eau, ainsi qu’un vaste programme de renforcement des capacités par la formation et de transfert des compétences. Un projet de laboratoire d’analyse d’eau est formellement adopté. Un fonds national de l’eau est créé. Un vaste projet d’exploitation des eaux souterraines est lancé, notamment les eaux du grès de Nubie (la bande qui part de la frontière du Soudan en passant par le Tchad) avec des réserves de nappe fossile évaluées à plusieurs milliards de m3. Et ce n’est pas tout. Nous allons construire une route de plus de 280 km le long du lac pour permettre aux agriculteurs d’écouler leurs produits vivriers. Enfin, des projets à caractère plus commercial sont envisagés pour permettre aux populations de transformer efficacement leurs activités, dans le cadre du grand projet de réhabilitation du lac Tchad et des aménagements hydro-agricoles davantage ravitaillés par les eaux pluviales. En ma qualité de chef de Département de l’Hydraulique Urbaine et Rurale, j’ai l’intime conviction que les objectifs seront atteints, vu l’impulsion et l’engagement personnel du chef de l’Etat, conjugués à la volonté manifeste et soutenue des partenaires du secteur.

Depuis quatre décennies, des organisations et gouvernements amis sont aux côtés des pays membres de la Commission bassin du Lac Tchad. Quel bilan faites-vous de leur coopération ?

Jusqu’ici, malheureusement, les efforts fournis n’ont pas été à la hauteur des attentes. Néanmoins, il y a une prise de conscience nette chez tous les partenaires au développement. Nous envisageons d’ailleurs d’organiser dans les prochains mois, une grande table ronde des bailleurs de fonds (anciens et nouveaux) en vue de mobiliser plus de ressources pour la réhabilitation du bassin du lac Tchad. Il reste que des partenaires tels l’AFD ou la Coopération allemande ont consenti des efforts absolument remarquables pour permettre au lac Tchad de se maintenir et de se développer. A côté d’eux, il y a l’IRD (Institut de recherche pour le développement) dont le président Michel Laurent était récemment en visite au Tchad, ainsi que de nombreux chercheurs français venus analyser de manière scientifique le comportement du lac Tchad par rapport à d’autres lacs du pays. L’objectif de ces descentes est de déterminer si le phénomène observé est cyclique et s’il a besoin ou non d’une intervention humaine. En résumé, beaucoup a été fait pour maintenir le lac Tchad à l’état où il est. Mais beaucoup reste à faire. Et nous espérons que la prise de conscience collective aidera à mobiliser plus de moyens pour atteindre les objectifs fixés.

Le MPS, parti au pouvoir à N’Djamena, sort de son cinquième congrès ordinaire placé sous le thème de « la rénovation pour une plus grande efficacité ». Pouvez-vous nous donner les points forts à retenir de cet évènement?

Le Tchad a été libéré de la dictature en 1990 par le Mouvement Patriotique du Salut (MPS). Ce mouvement a vu le jour à un moment où beaucoup pensaient que rien n’était possible contre le régime de Hisseine Habré. Le mouvement conduit par le président Idriss Deby Itno a complètement défait cette dictature et a installé une démocratie pluraliste. Ce qualificatif est important puisqu’il faisait partie du programme politique proposé par le président Idriss Deby Itno, programme dans lequel toutes les libertés fondamentales devaient être assurées au Tchad. Ce qui est un fait aujourd’hui. En témoigne la multitude des associations et des partis politiques. Ce programme prévoyait également la décentralisation. Je me souviens d’ailleurs que chaque fois qu’on parlait de décentralisation, le Président Idriss Deby Itno intervenait pour dire « forte décentralisation ». En y ajoutant l’exploitation harmonieuse des ressources naturelles et le bien-être des populations, le chef de l’Etat a clairement mis le pays sur les rails de l’émergence. L’Etat de droit, ce n’est pas le vent de l’est qui nous y a poussés, moins encore les pressions occidentales, mais une réelle volonté politique. Vous vous souvenez que le 4 décembre 2010, le président Idriss Deby Itno  a prononcé son discours programme dans lequel il déclarait : « je ne vous ai apporté ni l’argent ni l’or, mais la liberté au sens large du terme» ? Depuis, le pays a organisé plusieurs élections. Et en ce sens, la réélection pour un quatrième mandat du président Idriss Deby Itno avec plus de 80% des suffrages exprimés, indique que la majorité du peuple tchadien soutient l’action du chef de l’Etat. C’est le parti qui a imaginé et mis en œuvre ce programme dans un contexte des plus difficiles qui sort de son cinquième congrès ordinaire. Aujourd’hui, le MPS doit assumer pleinement ses responsabilités en se positionnant comme garant de la démocratie et des libertés fondamentales, garant du bien-être des populations et du développement du pays, garant de l’indépendance du Tchad dans tous les domaines. Pas uniquement le domaine politique mais aussi économique et même idéologique. Nous pensons que le MPS ayant intégré la sociale démocratie dans son programme se doit de l’assumer pleinement.

J’en profite pour ouvrir une parenthèse : vous dites avoir chassé la dictature, sauf que les victimes de l’ancien régime continuent d’exiger réparation des injustices qu’elles ont subies. Ndjamena rêve-t-il encore de faire juger Hisseine Habré par la justice tchadienne ?

Si cela ne dépendait que du gouvernement tchadien, Hisseine Habré serait jugé depuis longtemps. Il se trouve que Hisseine Habré bénéficie de l’asile politique au Sénégal. Dès sa chute, les autorités compétentes ont lancé un mandat en vue de le faire juger au Tchad, mandat qui n’a malheureusement pas été suivi d’effet. Malgré ce refus, le Tchad a poursuivi ses efforts pour que Hisseine Habré puisse être jugé indépendamment du lieu, en Afrique ou en Europe, afin que les victimes survivantes obtiennent réparations avant qu’elles ne disparaissent. Tout n’est hélas pas entre nos mains. Mais nous avons grand espoir que le nouvel exécutif sénégalais fera en sorte qu’un procès ait lieu, dans les meilleurs délais. Nous ne sommes d’ailleurs pas opposés à l’idée qu’un tel procès puisse se tenir au Sénégal. Ce qui compte, c’est que Habré soit jugé, et que ses victimes soient reconnues comme telles.

Ndjamena est-il prêt à accepter un verdict, quel qu’il soit ?

Pendant un moment, l’ancien président sénégalais Abdoulaye Wade a envisagé d’envoyer Hisseine Habré se faire juger à Ndjamena. Le Tchad a préparé les conditions nécessaires à son arrivée, à sa sécurité personnelle et à l’organisation d’un procès équitable. Mais à la dernière minute, Wade a changé d’avis…

J’insiste quand même sur ma question, monsieur le ministre, Ndjamena est-il prêt à accepter un verdict, quel qu’il soit ?

Pourvu que ce verdict soit un verdict équitable. Le Tchad veillera à ce que ce verdict soit équitable, quel que soit le lieu et quel que soit le pays organisateur. Nous y contribuerons en apportant toutes les informations qui nous seront demandées, y compris les moyens financiers. Si ces conditions sont réunies, le Tchad acceptera le verdict, quel qu’il soit.

Quelle est votre appréciation de l’opposition tchadienne actuelle ?

Il y a des hommes politiques de l’opposition qui sont raisonnables. Ils sont positifs et contribuent par leur action à l’animation de la vie politique nationale. A ceux-là j’adresse mes encouragements à continuer dans leur opposition objective. Il y  a aussi des opposants qui sont complètement stériles et qui n’ont rien compris du contexte et qui sont prêts à vendre leur pays pour être applaudis par l’étranger.

Auriez-vous des exemples concrets ?

Vous en avez qui ont organisé des manifestations en France, rédigé des mémorandums à l’adresse des parlementaires français pour demander à Paris de refuser la visite du Président Idriss Deby Itno en France. Sans avoir à les citer nommément, je déplore l’attitude négative de ces personnes qui prétendent un jour diriger le Tchad et qui, par le fait du MPS et de son Président, ont pu créer leur parti politique. Vous avez ainsi des personnes qui passent à côté de leurs objectifs en cherchant tout simplement à se faire applaudir soit par les étrangers, soit par les ennemis du Tchad. Cela leur enlève toute considération au niveau du Tchad. Mais c’est leur droit de s’exprimer comme ils le souhaitent.

Quand vous parlez des ennemis du Tchad, à qui pensez-vous exactement?

Je pense à tous ceux qui contribuent à diminuer le Tchad.

En 2012, quelle est la situation des droits de l’homme au Tchad ?

Quand un Tchadien, et plus encore un membre du régime vous dit que tout va bien, il est légitime que vous vous demandiez s’il est crédible. C’est pourquoi je vous invite à faire un tour au Tchad, à enquêter auprès de la presse, des associations ou des prisons. J’estime qu’un Etat de droit, ça se voit. Et il est injuste de critiquer un Etat de droit en utilisant les anciens clichés. Plutôt que d’écouter ce que racontent certaines officines, je vous convie à venir sur le terrain pour vérifier l’existence ou non de l’Etat de droit dans notre pays.

On se souvient des avertissements répétés du président Idriss Deby Itno contre une intervention étrangère en Libye. La crise qui secoue actuellement le Nord Mali vous surprend-elle à Ndjamena?

Je crois que le président Idriss Deby Itno est un homme visionnaire et un fin stratège. Il a été l’un des rares chefs d’Etats africains à déclarer haut et fort ce que d’autres ne pouvaient pas dire. Le président ne s’est jamais prononcé pour le maintien de Kadhafi au pouvoir, loin de là. Son message était de dire que le départ du Guide libyen ne devait pas être imposé de l’extérieur. Et les événements ont fini par lui donner raison. Les armes sophistiquées qui ont servi en Libye sont les mêmes qui servent aujourd’hui dans le Nord Mali. D’autres pays risquent de connaitre le même scénario. J’espère que les forces occidentales qui sont intervenues en Libye tireront toutes les conséquences de cette campagne militaire –  faite de souffrances pour le peuple libyen et ses voisins – avant de s’engager dans une nouvelle guerre en Afrique.  En définitive, le président Idriss Deby Itno a eu raison : ce qui se passe au Mali actuellement est en partie dû à ce qui s’est passé en Libye.

Aujourd’hui le Mali. Demain, à qui le tour ?

Tout dépendra de la manière dont l’opération sera menée.

Quand on observe les mouvements d’Aqmi du nord au sud du Sahara, peut-on dire que les intégristes de cette mouvance représentent une menace pour le Tchad ?

Le Tchad est prudent et a pris toutes les dispositions. Pour l’instant, rien ne menace notre stabilité chèrement acquise. Mais nous sommes conscients de la menace et restons vigilants.

Interview réalisée par Knowdys Affaires Publiques – Plus d’infos sur knowdys.com