Guy Gweth: « L’intelligence économique sans danger n’est que journalisme »

Dans cette interview accordée à « IE Afrique », Guy Gweth, fondateur de Knowdys, évoque les véritables enjeux de l’intelligence économique en Afrique. A l’aide de faits  concrets et précis, il pointe les vrais défis auxquels les dirigeants sont confrontés et insiste sur la nécessité d’avoir des États stratèges pour promouvoir l’IE sur le continent noir. Pour la première fois, il dévoile les circonstances de sa rencontre avec l’intelligence économique : une rencontre devenue passion.

L’Interview

Guy Gweth est expert-consultant en intelligence économique et stratégique, et spécialiste de l’Afrique centrale. Ancien de l’Ecole de Guerre Economique, et du Centre d’Etudes Diplomatiques et Stratégiques de Paris, il est également diplômé de l’Institut International de Communication de Paris et de la Faculté des Sciences Juridiques et Politiques de l’Université de Yaoundé II. Avant d’arriver à l’IE, il a été pendant 7 ans conseil en gestion des risques internationaux, et compte parmi ses références: EDF R&D, Exxon Mobil, Friedrich Ebert Stiftung, Sanofi Aventis et USAID. Fondateur de Knowdys, il est par ailleurs analyste chez Commodesk (1er site français d’informations sur les matières premières) et responsable de l’IE au sein de l’hebdomadaire financier Les Afriques. Il est membre permanent des Strategic and Competitive Intelligence Professionals depuis 2007, et appartient à la IVè promotion de l’Executive Doctorate in Business Administration à Paris-Dauphine.

« IE Afrique »: Comment avez-vous connu l’IE et pourquoi avoir fait le choix d’une telle discipline?

Guy Gweth: En 2002, le Service National Justice et Paix (SNJP) du Cameroun m’a confié, avec deux autres collègues, la surveillance du scrutin présidentiel sur l’ensemble du territoire national. Dossier sensible, c’est la plus importante mission de veille et d’investigations qu’il m’a été donné de conduire hors du monde de l’entreprise et sur un pays entier: 10 mois de mission non stop, 800 observateurs indépendants formées, 8 500 km parcourus et plus de 2000 documents analysés. Quelques mois après la remise de notre rapport final au professeur Titi Nwel, coordonnateur du SNJP, j’étais dans un vol Douala-Amsterdam lorsque, feuilletant un journal consacré à l’économie asiatique, je suis tombé sur une note de lecture de La guerre hors limites, un ouvrage absolument remarquable écrit par Qiao Liang et Wang Xiangsui, deux officiers supérieurs de l’armée de l’air chinoise que j’ai ensuite étudié pendant plusieurs mois. Sur la même page, il y avait un encadré d’une dizaine de lignes sur l’intelligence économique (IE). C’était la première fois que j’en entendais parler. Ça correspondait tout à fait à ce que je voulais faire : contribuer à la compétitivité de l’Afrique. Ça coïncidait parfaitement avec ce que je savais faire : enquêter en milieu concurrentiel. Une vraie rencontre. Avant la fin de l’article, j’étais sûr de vouloir passer le restant de mes jours avec elle. On ne s’est plus quitté.

Que pensez-vous d’une telle discipline pour l’Afrique?

A force de rigueur méthodologique, d’expérimentations et de productions scientifiques, l’intelligence économique deviendra certainement une discipline dans les prochaines années. Pour l’instant, c’est une activité qui permet de faire face à l’exacerbation de la concurrence; ce sont des manières d’observer, de penser et d’agir indispensables à la croissance de notre continent, à la survie et à l’expansion de nos entreprises, et au déploiement de nos ONG dans des stratégies et opérations d’influence ou de contre-influence. Pour cela, nos États ont besoin de stratèges capables de projeter leur pays sur 20, voire 30 ans, comme on l’observe depuis 10 ans au Rwanda. Il appartient aux experts africains de multiplier les démonstrations solides et simples, de produire des preuves irréfutables, de construire des histoires crédibles à raconter aux dirigeants pour que nos entreprises comprennent qu’elles peuvent faire de l’information un vrai levier de compétitivité. Les outils que nous développons depuis 4 ans permettent aujourd’hui à certaines grandes et petites entreprises africaines de se doter de dispositifs de veille et d’IE performants, adaptés à leur environnement, et peu coûteux au vu de la concurrence. Mais nous voulons aller plus loin : faire en sorte qu’au moins 50% de nos clients soient des entreprises africaines au 31 décembre 2013, contre 20% au dernier trimestre 2010. Il nous faut enfin, et ce n’est pas la moindre des tâches, convaincre certains médias et ONG africains qu’on peut tout à fait informer et même dénoncer l’action publique tout en préservant les intérêts nationaux. Or rien de tout ceci n’est possible sans États stratèges.

Comment contribuez-vous à faire émerger l’IE en Afrique?

Par l’action. De 2007 à 2009, nous avons misé sur la sensibilisation à travers la production des connaissances. Depuis 2010, mes collaborateurs et moi sommes au contact des dirigeants africains pour proposer et expliquer nos services d’IE, Due Diligence et Public Affairs. En 2007, notre cœur de cible nous trouvait quelque peu aériens, et nous manquions de références. En trois ans, l’aiguillage très précis de nos clients nous a fait atterrir sur le tarmac de leurs vraies préoccupations. Aujourd’hui, leur satisfecit est notre principal outil marketing. Certes l’engagement militant de Knowdys a un coût, mais nous sommes encore capables de l’assumer. C’est ce message que nous avons délivré au cabinet de fusion-acquisition, Hekla Finance, lorsqu’il nous a proposé d’être rachetés par un grand groupe en 2010. La conjoncture africaine au premier semestre 2011 nous a donné raison en nous poussant davantage à privilégier l’opérationnel dans des domaines aussi sensibles que l’énergie et les matières premières agricoles. Savez-vous qu’entre le début de l’affaire DSK (le 15 mai 2011) et sa deuxième comparution devant le juge (le 6 juin 2011), près de 300 000 Africains sont passés en dessous du seuil de  pauvreté ? Sans que la presse n’en dise mot, trop occupée à distraire l’opinion avec les frasques de l’ancien directeur général du FMI. A l’heure où les grands médias internationaux imposent leur agenda à la plupart des dirigeants, nous considérons qu’il est de notre responsabilité de maintenir les décideurs africains en état d’alerte, 24h/24 et 7j/7, sur les vrais risques qui pèsent sur nos économies. Les spéculateurs qui jouent la vie des millions d’hommes, de femmes et d’enfants sur les marchés sont un de nos soucis majeurs.

Quel serait votre appel aux entreprises et gouvernements africains en ce qui concerne l’IE ?

De ma modeste expérience, j’ai appris que les organisations les plus performantes en matière d’intelligence économique et stratégique sont celles dont les positions sont menacées. A titre d’exemple, lorsque nous avons évalué, fin 2010, les dispositifs d’IE que nous avons contribué à installer dans une demi-douzaine d’organisations en 2008, un constat nous a sauté aux yeux : les plus rentables appartiennent bel et bien à des entités dont le business était en danger au moment de notre intervention. On pourrait dire, en paraphrasant Rabelais, qu’IE sans danger n’est que journalisme. Mais l’Afrique des entrepreneurs doit-elle attendre d’être plus en danger ? Les dernières estimations de Knowdys, dans la seule zone CEMAC, montrent que sur cinq entreprises de plus de 100 salariés, deux sont en grand danger (c’est-à-dire que le risque de perdre des parts de marché au profit de la concurrence étrangère dans les 12 prochains mois est supérieur à 75%, selon notre nomenclature). Devant  ce tableau, on peut valablement reconduire l’appel lancé par Peter Drucker il y a 10 ans : « ouvrez vos entreprises ! » En attendant l’avènement de l’Etat stratège, et avec les moyens dont vous disposez, faites en sorte que les salariés soient les meilleurs capteurs de votre environnement !

La rédaction