Intelligence économique: un regard au Maroc

Le Maroc est, avec le Sénégal, et surtout le Rwanda, l’un des trois meilleurs élèves d’Afrique francophone où l’intelligence économique territoriale et stratégique progresse le moins lentement depuis 10 ans. Dans cet article, Yassine Ahrar jette un regard synoptique sur les réalités, perceptions et défis de cette activité pour le royaume chérifien.

Le propos de Y. Ahrar

Il n’est pas toujours facile de trouver ce que l’on cherche même si cette information existe. Des questions importantes sont alors posées. Il faut définir l’environnement pertinent, identifier les sources, détecter, analyser, diffuser l’information recueillie, organiser et formaliser. Ensuite définir quelles démarches adopter, quelles précautions prendre et quelles actions entreprendre pour aboutir au résultat escompté. C’est dans cette optique qu’intervient l’intelligence économique : pour fournir la manne d’information décisionnelle qui permettra aux entreprises de gagner en visibilité sur leur secteur et sur le tissu économique. A l’origine, ce concept n’est pas français. Les Britanniques parlent de «business intelligence», renseignement des affaires, et les Américains de «competitive intelligence», renseignement concurrentiel. En fait, il existe plusieurs définitions de l’intelligence économique, cette notion ayant fait l’objet de divers débats conceptuels. La première définition apparaît en 1967 dans un ouvrage de Harold Wilensky. Il y définit l’intelligence économique comme «l’activité de production de connaissances servant les buts économiques et stratégiques d’une organisation, recueillie et produite dans un contexte légal et à partir de sources ouvertes». Cette définition permet de distinguer l’intelligence économique de l’espionnage économique car elle se développe ouvertement et utilise principalement des moyens légaux. La veille est une démarche systématique de recherche, de recueil, de traitement (analyse et mise en perspective) et de diffusion de l’information. La veille se décline au plan scientifique, technologique, juridique, institutionnel, commercial, réglementaire, environnemental, etc.

Diagnostic et suivi des concurrents sont au centre de cette démarche. La veille vise à surveiller et décrypter l’environnement concurrentiel et à déceler les signaux faibles révélant des tendances émergentes. Elle fait bien entendu un large usage des nouvelles technologies de l’information à travers Internet mais elle fait aussi appel au facteur humain, à des experts, à des documents écrits non numérisés etc. Cette démarche permet à l’entreprise de mieux se positionner dans son environnement, sur ses marchés et face aux autres acteurs. Mais il ne suffit pas de recueillir l’information stratégique sur l’environnement concurrentiel. Ce système de recherche d’information doit être accompagné d’un dispositif approprié de sécurité/sûreté. Il s’agit d’assurer la sécurité physique, informatique du patrimoine immatériel de l’entreprise. Concrètement, on peut procéder par exemple à un audit des vulnérabilités et menaces, sensibiliser le personnel en définissant des actions préventives intégrées à la stratégie de l’entreprise, identifier les menaces pesant sur les systèmes d’information et les protéger en conséquence. Enfin, l’intelligence économique intègre des actions d’influence.

L’art de la guerre

Certes, le renseignement commercial, en tant que tel, n’est pas nouveau. Les Vénitiens à la fin du Moyen-âge et au début de la Renaissance travaillaient selon les principes de l’intelligence économique : ils possédaient des comptoirs dans tous les ports de la Méditerranée, leurs bateaux servaient de support à l’information, leurs capitaines rendaient compte au palais des Doges et repartaient après avoir pris connaissance d’une synthèse de la situation, ce qui leur donnait un avantage concurrentiel majeur. Mais l’intelligence économique va bien au-delà du renseignement commercial et qui plus est, au 21è siècle, le monde a changé et la mondialisation modifie les rapports entre entreprises et entre nations. Il ne s’agit plus de concurrence plus ou moins policée entre une quinzaine de pays occidentaux développés important leurs matières premières et exportant leurs produits manufacturés. Il s’agit d’un monde où les pays émergents souhaitent légitimement se développer, tirer profit de la croissance mondiale, où la concurrence est extrême et où les schémas traditionnels disparaissent. La concurrence actuelle est sans précédent et certains la qualifient de guerre économique. Tout est devenu marché, et pour les entreprises, il faut savoir saisir les opportunités tout en se préservant des menaces des nouveaux acteurs. Les entreprises doivent faire preuve d’une volonté offensive pour aller chercher ailleurs des volumes d’activités complémentaires nécessaires à leur pérennité, et témoigner d’une capacité d’anticipation et de réactivité. Les méthodes employées dans ce combat ne sont pas toujours loyales ou légales. Il ne s’agit pas seulement d’être meilleur que les concurrents mais aussi parfois d’évincer celui-ci, de le mettre en déroute ou de le racheter tout simplement. Dans cette compétition acharnée, la maîtrise de l’information est stratégique, et ceux qui ne détiennent pas l’information, seront distancés inéluctablement. A l’inverse, en ayant un surcroît d’information, on possède un temps d’avance.

Le cas marocain

Depuis quelques années, les responsables politiques, économiques et universitaires marocains se sont progressivement approprié l’intelligence économique comme démarche de maîtrise de l’information stratégique utile au développement des entreprises, des organisations publiques mais aussi de projets et de territoires. Cette démarche est considérée comme l’atout majeur dans la bataille économique et la gestion des rapports de force internationaux. Le Maroc a décidé de se doter d’institutions permettant d’organiser une politique publique d’intelligence économique au plan national et territorial, qui ne soit pas la seule transcription de concepts pratiqués dans les pays du nord (anglo-saxons ou francophones). Le Maroc est naturellement préoccupé par la pérennisation de son développement, par la préservation de son identité et la recherche de nouvelles capacités de puissance économique et culturelle. L’offensive commerciale chinoise qui déstabilise des pans entiers de l’activité économique marocaine oblige les décideurs à mettre en œuvre une stratégie. Confrontés aux dynamiques hyperconcurrentielles de la mondialisation, à la recherche du rattrapage économique et technologique, mais désireux de concevoir un modèle plus coopératif et durable, les stratèges visent un autre mode de développement valorisant l’identité et l’histoire culturelle marocaine comme levier d’influence et «d’avantage compétitif». Sur le plan théorique, depuis 1975, il existe une école de l’intelligence économique appliquée aux pays en développement ou émergents. Elle a été proposée par Stefan Dedijer, professeur à l’université de Lund en Suède. Ce dernier a introduit la démarche d’intelligence sociale définie comme «l’ensemble des activités d’une société, reliées à l’intelligence, la capacité à s’adapter, répondre à des circonstances changeantes, afin de réaliser des objectifs de développement décidés». Le tissu productif marocain est constitué à plus de 90% de PME et de TPE. Les experts marocains voient le plus souvent en elles «le support d’une diversification économique nouvelle» permettant de «répondre à une multitude de marchés nouveaux». Ils voient dans la PME la source de «stratégies nouvelles de croissance et de développement» pour le Maroc. Il apparaît clairement que l’apprentissage de l’intelligence économique passe et passera encore longtemps par la pratique de veille (réglementaire, commerciale, concurrentielle, technologique), comme c’est d’ailleurs le cas en Europe. L’étude montre que les responsables de PMI ont conscience que l’information est un déterminant essentiel pour le développement de l’entreprise et que la pratique de la veille devient indispensable. Mais l’information demeure non structurée et les pratiques de la veille sont aléatoires, peu formalisées. Les moyens, l’organisation et les outils font encore défaut. Pour Abdelmalek Alaoui, auteur d’un récent ouvrage sur l’intelligence économique au Maroc, le constat est sévère : «Au niveau des entreprises, les praticiens de l’intelligence économique au Maroc se comptent sur les doigts d’une main. Les avancées semblent plus significatives dans les grandes structures». L’ouverture à la mondialisation incite les entreprises à pratiquer l’intelligence économique. Sans surprise, ce sont les champions nationaux tels que Maroc Telecom, l’Office chérifien des phosphates (OCP), la Caisse de dépôt et de gestion (CDG), la Banque centrale populaire (BCP), et la BMCE qui sont les premiers à avoir adopté cette pratique. Le Maroc souffre de la faiblesse des réseaux d’appui territorialisés au développement. Ce sont ces structures, telles que les centres techniques, les chambres de commerce et d’industrie, les réseaux de diffusion technologiques, qui devront pouvoir agir et se densifier de par l’action des institutions telles que les ministères de l’Industrie, de la Recherche, du Commerce extérieur.

Yassine Ahrar

Source : letemps.ma

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