[Africa Diligence] Dans un contexte où l’agriculture fait le plus souvent figure de « dernière roue du carrosse » pour les décideurs africains et où les agriculteurs sont souvent dans une situation de survie, à la merci du climat et largement coupés du vaste monde, la « révolution digitale » est parfois présentée comme une panacée pour sortir les agriculteurs de la pauvreté.
Le riz et le niébé du Lac Tchad, le raisin et les agrumes du Cap, le cacao et l’hévéa ivoiriens, le thé et le café des hauts plateaux d’Éthiopie nous montrent la formidable diversité agricole du continent africain. Ces produits nous rappellent aussi que les Africains vivent encore largement des produits de la terre : 50% de la population active – soit 180 millions de personnes – travaille dans un secteur qui pèse 20% du PIB continental. Enfin, 60% des terres arables non exploitées dans le monde sont africaines.
Digitalisation de l’agriculture
Depuis une dizaine d’années, de puissants acteurs privés s’intéressent ainsi à la digitalisation de l’agriculture – et notamment la « m-agri », de l’anglais « mobile agriculture » -, y voyant un potentiel de marché important. La GSM Association (GSMA, qui regroupe plus de 800 opérateurs mobile au niveau mondial) estime en effet que les revenus annuels tirés des paiements mobiles dans l’agriculture en Afrique pourraient représenter jusqu’à 800 millions de dollars à horizon 2020 pour les acteurs du secteur.
Orange a déployé de nombreux services à destination des agriculteurs dans ses filiales africaines, notamment les plateformes d’information et de conseil agronomique Labaroun Kassoua et Sénékéla au Niger et au Mali. Ce groupe a également fortement investi pour déployer son réseau Orange Money dans plus de 15 pays, y compris en zone rurale. Ses principaux concurrents, notamment Vodafone (Royaume-Uni), Moov (Maroc) et MTN (Afrique du Sud) ne sont pas en reste.
Initiatives innovantes
D’autre part, de nombreuses start-ups, plus innovantes et frugales, se sont lancées dans la m-agri, en particulier en Afrique de l’Est, où une véritable « scène tech » se développe.
SmartMoney fournit ainsi des solutions de paiement aux ruraux en Tanzanie et en Ouganda. Cette société sert 200.000 clients et a bâti un écosystème comptant 2.500 commerçants. Zoona, actif depuis 2009 en Zambie et plus récemment au Mozambique, a récemment levé 15 millions de dollars et a fait transiter 200 millions de dollars à travers son réseau en 2016.
Dans l’Ouest du continent, au Sénégal, la start-up de la « fintech » InTouch commence à intervenir dans les zones rurales, où son compatriote Wari est déjà bien implanté.
D’autres initiatives innovantes sont lancées, à l’instar du projet-pilote Bitland au Ghana qui vise à enregistrer les titres de propriété sur une blockchain (technologie de stockage et de transmission d’informations fonctionnant sans organe central de contrôle à l’instar de la monnaie électronique Bitcoin) et à résoudre les conflits fonciers, dans un pays où 90% des terres rurales ne sont pas enregistrées dans une base de données officielle.
La plupart des modèles déployés dans l’agriculture sont certes prometteurs, mais encore peu ou non-rentables et pas « à l’échelle ».
Dépasser le « buzz »
Cependant, malgré le « buzz » et les déclarations, force est de constater qu’à l’exception des services de paiement mobile, la plupart des modèles déployés dans l’agriculture sont certes prometteurs, mais encore peu ou non-rentables et pas « à l’échelle », faute de pouvoir trouver un modèle économique stable.
De plus, de nombreux observateurs se demandent si le formidable succès de M-Pesa au Kenya (dont les flux représentent 50% du PIB national, notamment entre citadins et ruraux) n’est pas l’arbre qui cache la forêt : beaucoup d’opérateurs de paiement mobile ne tireraient pas une rentabilité suffisante de ces services, notamment en zone rurale, près de 50% des paiement mobiles restant destinés à de l’achat de crédits de communication.
Par ailleurs, il semble que les premiers bénéficiaires de cette révolution digitale soient les agriculteurs les plus modernes, notamment sur les filières exportatrices (cacao, café, coton, hévéa, anacarde).
Les entreprises comme SIFCA en Côte d’Ivoire (palmier à huile, hévéa, sucre) ou Olam au Gabon (palmier à huile) ont ainsi largement modernisé leurs systèmes de gestion, leur permettant de digitaliser en partie leurs relations avec leurs employés ou les petits planteurs.
Attendons-nous donc à ce que l’Afrique montre la voie en matière de « m-agri »
L’interprofession hévéicole ivoirienne a lancé un projet d’identification systématique des producteurs du pays (qui se voient délivrer une carte à puce), permettant une meilleure gestion de la filière, par ailleurs déjà bancarisée à quasiment 100%. Des outils qui ne sont pas à la disposition de 90% des petits producteurs du continent qui vivent dans une situation très précaire « d’agriculture de subsistance ».
Ces constats de prudence, s’ils permettent de remettre à sa juste place la m-agri en Afrique, ne doivent pas inciter au pessimisme. En effet, les efforts de digitalisation de l’agriculture sont encore nouveaux : ils existent depuis moins de 10 ans. La m-agri demeure un puissant outil d’inclusion financière et d’accès au marché pour les populations rurales, une belle poche de croissance pour les entreprises et une potentielle source de revenus pour les États africains.
De nombreux acteurs travaillent d’arrache-pied et ont fait du développement de ce secteur leur cheval de bataille, que ce soit dans le monde des start-ups, des fondations – Bill Gates, Omydiar ou MasterCard – ou encore des multinationales – banques, spécialistes des paiements, sociétés de télécom. Attendons-nous donc à ce que l’Afrique montre la voie en matière de « m-agri », grâce au « leapfrogging » (saut technologique) dont le continent a le secret, à l’image de l’explosion de l’usage du mobile en une décennie.
La Rédaction (avec Amaury De Féligonde & Pierre Laurent)