L’essor de l’intelligence économique en Suisse

L’intelligence économique (IE) est devenue vitale pour les grands groupes. Quitte à franchir la ligne rouge ? Certains cas illustrent les dérives de ce secteur non réglementé en Suisse. Dans un article intitulé « Le florissant marché de l’espionnage », Marc Gueniat tente décrire l’essor de l’IE (ou de l’espionnage lorsqu’elle dérive) dans la capitale mondiale du négoce des matières premières.

Les écologistes ne sont pas seuls à se passionner pour le travail de Greenpeace. Le numéro un mondial du nucléaire, Areva, s’y intéresse aussi. De si près qu’il semble avoir voulu infiltrer l’ONG, tout comme deux autres, Transparency International et Worldwatch. A ce stade, on ne sait pas encore si, comme le prétend Areva, il s’agit d’une «initiative» spontanée d’un cabinet d’intelligence économique basé à Genève, ALP Services, ou si ce dernier a réalisé un devis sur demande du groupe français, détenu à 80% par l’Etat. Le mandat «proposé», synthétisé dans un document daté du 11 mars révélé par le Journal du dimanche, prévoit une «veille préventive» et l’«infiltration/lobbying» des trois ONG. Plusieurs plaintes pénales croisées devraient permettre à la justice française, avec possiblement l’aide du Ministère public genevois, de faire la lumière sur cette affaire. Contacté par Le Courrier, ALP Services n’entend pas donner sa version des faits pour le moment.

La partie émergée de l’iceberg

Mais là n’est pas l’essentiel. Le fait est que ces opérations prolifèrent. En France, un autre géant étatique, EDF, a été condamné – sévèrement – en novembre 2011 pour avoir piraté le système informatique de… Greenpeace. Là aussi, «le leader de l’énergie présent sur tous les métiers de l’électricité» a recouru dans ce dessein à des «officines», selon les termes du jugement. C’est-à-dire des agences spécialisées dans l’intelligence économique, truffées en l’espèce d’anciens policiers et militaires, dont un ancien des services secrets français (DGSE). Sans y être directement liée, l’enquête a dévoilé en cascade deux autres cas de piratage, touchant à la vie privée d’un avocat et au Laboratoire national de dépistage du dopage, à l’instigation du cycliste américain Floyd Landis, visé par un mandat d’arrêt international.

En Suisse, le cas – connu – le plus récent remonte à 2008, lorsque Securitas avait infiltré le groupe altermondialiste Attac pour le compte de Nestlé. Le volet pénal s’est conclu par un non-lieu. Il a aussi fait l’objet d’un livre, Affaire classée, dont l’auteur, le journaliste Alec Feuz, sans présumer d’une quelconque violation du code pénal, a voulu montrer que le juge d’instruction vaudois Jacques Antenen n’a «tout simplement pas fait son travail». En revanche, le volet civil se poursuit: un jugement sera rendu à la fin du mois. «Ces cas ne forment que la pointe émergée de l’iceberg», certifie Stéphane Koch, spécialiste de l’intelligence économique et de la communication. «Dans un environnement où tous les coups sont permis, de telles dérives se produisent», abonde Hélène Madinier, directrice du master en intelligence économique de la haute école de gestion de Genève (HEG), dont la première volée sera diplômée ce printemps.

L’objectif revendiqué du master constitue une bonne définition de ce qu’est l’intelligence économique: «l’arrimage du besoin d’informations à la stratégie d’entreprise», résume-t-elle. Que la manœuvre soit défensive ou offensive, il peut s’agir de s’inspirer de la concurrence, rechercher de nouveaux clients, déceler une opportunité ou, à l’inverse, contrer à temps une OPA hostile, connaître le parcours d’un actionnaire potentiel, surtout s’il provient d’un pays réputé à risque, etc. Dans cet univers, mêlant politique et gros sous, il faut pouvoir parer les attaques, anticiper, intimider et, pourquoi pas, faire reculer. Par exemple, une ONG sur le point de rendre public un rapport gênant.

Des habitudes tenaces

Mais, assure Hélène Madinier, la HEG n’enseigne pas les méthodes illégales, la «zone noire». Les cours se limitent aux zones «blanche» et «grise». Ces deux catégories comprennent les informations libres, la différence résidant dans la difficulté de leur accès. Dans la légalité, l’intelligence économique consiste essentiellement à analyser les données disponibles par des recherches internet ou la consultation de bases de données spécialisées (Factiva, Worldcheck, etc.). Quelques filouteries peuvent s’y glisser. Un exemple? «Lors d’un événement public, cinq personnes vont poser les mêmes questions à un employé de l’entreprise ciblée. Recouper les réponses, qui ne seront jamais parfaitement identiques, permettra de se rapprocher de ce qui est caché», expose Stéphane Koch.

Reste la zone noire. Lorsque les sommes en jeu s’avèrent importantes, il peut être tentant de se servir d’écoutes et de factures téléphoniques, du piratage informatique, du lobbying et de l’infiltration. Souvent d’anciens policiers, les agents rechignent parfois à se défaire des habitudes prises lorsqu’ils œuvraient pour l’Etat. Et ils conservent des contacts avec leurs ex-collègues. Ce n’est pas par hasard que la France contraint ses anciens serviteurs à patienter cinq ans avant de se lancer dans le privé. «Même dans ce cas, ils doivent obtenir une autorisation du premier ministre», indique Stéphane Koch. Depuis le 1er janvier, l’Hexagone soumet le secteur de l’intelligence économique à une autorité de surveillance. Rien de tel dans la Confédération.

Genève, une ville très attirante ?

Le secteur de l’intelligence économique, industrie en plein essor, n’est pas réglementé en Suisse, contrairement à ceux des détectives privés et des firmes de sécurité. «La Suisse est en retard sur ses voisins. C’est sans doute pourquoi elle attire», avance Stéphane Koch, qui enseigne à l’école de guerre économique de Paris. Il n’existe pas de code déontologique. Une inscription au registre du commerce suffit pour créer une société d’intelligence économique. La différence se fait sur la réputation et le carnet d’adresses.

Ce laxisme n’explique pas à lui seul l’intérêt de s’établir en Suisse, surtout dans le canton de Genève. Dans son rapport annuel 2010, le Service de renseignement de la Confédération insiste sur la présence de l’ONU et de ses agences ainsi que sur la place financière. Se prétendant classiquement diplomates, hommes d’affaires ou journalistes, les espions, étatiques ou privés, y évoluent librement en quête d’informations.

Le négoce des matières premières, dont Genève est devenue la capitale, occupe également les agents privés. Dans ce commerce, où les contrats se concluent souvent dans des pays instables, aux cadres juridiques mouvants, il est essentiel de s’assurer de la fiabilité d’un contact. Certaines sociétés font alors appel à un spécialiste de l’intelligence économique. A l’ouverture d’un compte, le banquier peut être confronté au même problème suivant le profil du client. Un tel travail de vérification, de «due diligence» dans le jargon, est proposé par les sociétés d’intelligence économique établies à Genève, dont ALP Services, Kroll, Diligence et One Intelligence sont quelques exemples.

Autre raison de cet essor qui, cette fois, ne doit rien au contexte helvétique: les nouvelles technologies. «Le savoir des entreprises est dématérialisé et mobile. Ce qui nécessitait il y a quelques années une effraction physique peut aujourd’hui être accompli aisément par un hacker», détaille Stéphane Koch. Ou un employé. Les cas de plus en plus fréquents de violation du secret bancaire, qu’il s’agisse des données transmises au fisc allemand ou des relevés de compte de l’ex-patron de la Banque nationale suisse Philipp Hildebrand, le montrent.

Lecourrier.ch (source), avec AD

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