Stratégie : le français suffit-il à l’influence francophone?

L’article de Keit Spicer ci-infra pose une question fondamentale dans la compréhension des choix stratégiques auxquels les leaders politiques actuels doivent faire face pour garantir l’influence de leur pays dans le monde. Largement francophone, l’Afrique centrale est concernée par cette problématique dont nous avons amorcé le traitement in «Afrique Noire, intelligence économique et francophonie » du 25.01.08. La réponse, pour aussi imagée qu’elle puisse paraître se trouve certainement dans cette sentence biblique pleine de réalisme: « on ne met pas du vin neuf dans de vieilles outres ». Car dura lex sed lex, il va être compliqué pour nos pays d’aller à la modernité sans passer par la case Shakespeare afin d’y signer l’indispensable contrat d’intégration à la mondialisation.

G. Gweth

« France 24, télévision mondiale en VF »
Par Keith Spicer, ancien commissaire aux Langues officielles du Canada, ancien président du Conseil canadien de l’audiovisuel et des télécommunications.

La décision de Nicolas Sarkozy de supprimer les services anglais et arabe de France 24 contredit plusieurs objectifs stratégiques proclamés par le président de la République. Elle prive la France d’influence dans le monde ; elle va à l’encontre d’un courant en faveur de canaux de nouvelles multilingues ; elle envoie un signal d’indifférence à deux univers linguistiques où les intérêts de la France sont en jeu ; elle ignore le fait que l’anglais – hélas ! – est la lingua franca du monde ; et au lieu de renforcer l’image voulue d’une France ouverte sur le monde, elle présente ce pays comme aussi borné que son Président est unilingue.

Perte d’influence dans le monde ? Cantonner France 24 au seul français, c’est limiter sa voix, et celle de la France, à l’Hexagone, à la souvent dénigrée Françafrique et à la Belgique, la Suisse, et une partie du Canada. Adieu les Etats-Unis et le Canada anglophone, la Grande-Bretagne, l’Inde, le Pakistan, l’Australie, l’Afrique anglophone – ainsi que des centaines de millions de «non-anglophones» qui comprennent l’anglais.

Tendance aux canaux multilingues ? L’exemple le plus frappant est l’excellent service anglophone d’Al-Jezira, sans oublier la CCN en espagnol. Plusieurs autres chaînes internationales offrent des bulletins télévisés en différentes langues – Euronews et Deutsche Welle, par exemple. Presque tous offrent des sites web en anglais et parfois d’autres langues.

Indifférence aux mondes arabe et anglophone ? Faut-il dire combien ces deux publics peuvent influer sur la prospérité, la sécurité, la diplomatie et la culture de la France ? Dans le monde, on compte entre 500 et 800 millions de personnes qui parlent ou comprennent l’anglais. En Europe, 38 % des citoyens affirment pouvoir comprendre une simple conversation en anglais. Ailleurs, des centaines de millions d’Indiens et de Chinois dont les économies décollent comprennent l’anglais.

L’arabe est parlé comme langue maternelle par 325 millions de personnes dans 23 pays. Certains de ces pays exportent assez de pétrole pour déstabiliser, s’ils le veulent, l’Occident. D’autres exportent le terrorisme. Ensemble, ils forment un bloc hétéroclite, mais vital pour les exportations françaises : armements, centrales nucléaires, alimentation, avions, voitures, culture. Bientôt une base militaire à Abou Dhabi créera une position stratégique pour la France dans le Golfe. Négliger ce vaste public arabe et ces opportunités paraît insensé.

La langue française est belle, est culturellement irremplaçable. Elle est toujours un bien précieux du patrimoine mondial qu’il faut mieux protéger – et surtout mieux enseigner. Mais malheureusement, l’histoire, les réalités géopolitiques et maintenant le triomphe de la mondialisation ont fait de l’anglais la seconde langue du monde de notre siècle. Plusieurs autres grandes langues, dont l’arabe, l’espagnol, le portugais, le russe, le chinois, le japonais et l’hindi auront aussi d’importants rôles, surtout régionaux, à l’avenir. Mais pour la France – et France 24 -, l’anglais et l’arabe, comme langues supplémentaires pour parler au monde, étaient les bons choix. Les éliminer aujourd’hui fait passer la France pour un pays myope, voire rétrograde. Comme un pays qui – malgré l’«ouverture» tous azimuts trompetée par M. Nicolas Sarkozy – pleure un passé glorieux mais révolu.

Jacques Chirac, passablement bilingue, avait le grand mérite de créer la «French CNN». Il a vu celle-ci avec de multiples voix pour porter les idées françaises bien au-delà du petit monde de la Francophonie. Car le grand mérite de France 24 est de «vendre» des idées françaises là où on ne les connaît pas. Trouver «inadmissible» que la France s’explique au monde dans d’autres langues que le français, c’est confondre contenu et contenant, valeur des messages et chauvinisme linguistique. Napoléon et de Gaulle, tous deux un peu à cheval sur la langue, auraient-ils fait le choix de Sarkozy avec France 24 : parler à leur chasse gardée… plutôt qu’au monde ?

Dernier détail: fusionner France 24, TV5 et Radio France internationale, comme le souhaite le Président, n’est pas une mauvaise idée. Mais dans l’usine à gaz dont on rêve, il faut préserver le rôle particulier de France 24 comme messager d’idées à des publics autrement inatteignables. Or les idées n’ont pas de langue. Le Président ne voudra sans doute pas dire que, réflexion faite, il écoutera le jugement de son prédécesseur dont on a oublié le nom. Mais -quelle preuve de la sagesse de sa politique d’ouverture!- il pourrait élégamment céder à l’opinion protrilinguisme de son ministre Bernard Kouchner… » Avis à l’Afrique francophone!