Zohra Bouchenak, la traductrice qui interprète l’émergence de l’Afrique aux oreilles des puissants

[Africa Diligence] Après plus de 7 ans au Ministère français de la Défense en tant que traductrice-Interprète d’arabe et analyste, la Franco-Algérienne Zohra Bouchenak s’est spécialisée dans le conseil en intelligence économique dès 2013. Désormais, c’est à travers les technologies de l’information qu’elle observe l’émergence de l’Afrique. Si elle était chef de l’État en Algérie, elle s’attaquerait prioritairement à la corruption, au système de santé et au chômage, trois freins primordiaux, dit-elle, à l’émergence de ce pays.

Zohra Bouchenak est aujourd’hui consultante en intelligence économique (IE) et toujours traductrice interprète d’arabe après une expérience de plus de 7 ans au Ministère français de la Défense. Titulaire d’un Master de Langue, Littérature et Civilisation arabe de l’Université d’Aix-Marseille I et d’un Master II en Études politiques spécialité Management interculturel et Médiation Religieuse de l’IEP d’Aix-en-Provence en obtenu en 2005, c’est en 2013 que cette Franco-Algérienne décide de se former à l’IE à l’Institut des relations Internationales et Stratégiques (IRIS). Tablant ensuite sur ses compétences linguistiques, ses connaissances fines des enjeux géopolitiques et interculturels, ainsi que sur des capacités de communication éprouvées dans la résolution de crises majeures, Zohra Bouchenak créé un cabinet d’IE afin de venir en aide aux structures publiques et privées qui ont un intérêt économique et commercial (ou qui désirent s’implanter) en Afrique ou dans le monde arabe. En parallèle, elle fait partie de l’équipe opérationnelle de SmartDia Alliance, une entreprise spécialisée dans l’édition de logiciels qui propose une solution innovante en M-Banking en direction de la diaspora africaine de France. « Je travaille sur plusieurs projets plus ou moins à terme, deux d’entre eux sont liés à la Fin Tech et au e-commerce et visent à promouvoir le développement économique et social de l’Afrique. Nous sommes en ce moment à la recherche d’un accélérateur de startups et d’investisseurs afin de concrétiser notre projet » déclare-t-elle. C’est donc un leader connecté à l’Afrique numérique et branchée au monde qui a accepté de répondre à nos questions.

Africa Diligence : Croyez-vous en l’émergence économique du continent africain ?

Zohra Bouchenak : L’émergence de l’Afrique est une évidence, en mon sens, elle s’inscrit dans une dynamique qui a déjà commencé il y a une quinzaine d’années et ne peut que continuer. L’Afrique est forte de ses deux richesses : sa population et son sous-sol. Le continent africain représente, à lui seul, un marché de près d’un milliard de consommateurs potentiels. Certes ces consommateurs ont un niveau de vie peu élevé, mais achètent des biens d’équipement et de consommation de moyenne gamme et à prix modéré. Selon les prévisions, ce marché pourrait représenter 2 milliards de consommateurs d’ici 2050. Ce qui semble constituer un point positif pour les Africains si ces derniers se saisissent de cet aspect pour générer une concurrence entre leurs fournisseurs. D’autre part, les richesses naturelles pétrolière et minière de l’Afrique sont source de revenus considérables et sont toujours aussi convoitées par les pays développés et les opérateurs internationaux tels que la Chine. Cette attractivité crée un climat concurrentiel bénéfique au continent.

De même, l’Afrique montre des signes encourageants en termes de stabilité politique, on y enregistre une nette diminution des conflits et surtout des coups d’État depuis le début des années 2000. La chute du Mur de Berlin et la fin de la confrontation des Blocs Est-Ouest a eu un effet positif sur le Continent. Toutefois, les guérillas, les rébellions et la montée de l’intégrisme religieux, notamment du terrorisme islamiste, comme forme nouvelle de violence sur fond de trafics, ne poursuivent pas toujours des buts de puissance, de prise de pouvoir par la force, les enjeux sont différents.

L’émergence est en marche, l’Afrique est convoitée à la fois par son marché et ses richesses, un certain nombre de ‘‘poches’’ de réussites économiques et sociales en témoignent. D’autre part, on peut citer le formidable bond numérique qu’a connu l’Afrique ces dernières années, boosté par la téléphonie mobile. Cette exception africaine a profité aux plus démunis et aux régions les plus reculées. Cette évolution, plus globalement celle des NTIC, constitue à elle seule un puissant facteur de désenclavement et d’émergence.

Le retour en scène de puissants acteurs en Afrique, tels que les États-Unis, renforce le jeu des compétitions et exacerbe les convoitises, notamment vis-à-vis des anciennes puissances coloniales. Autrement dit, l’Afrique n’est plus, en quelque sorte, la chasse gardée des anciennes puissances coloniales comme cela était encore le cas il y a une quinzaine d’année. À priori, l’intérêt grandissant des États-Unis pour l’Afrique est économiquement un bon signe. À titre d’exemple, en 2006, les USA s’étaient fixés pour objectif d’augmenter de 5% à 15% en 10 ans le passage de leurs intrants pétroliers en provenance du Golfe de Guinée, en contrepartie d’une prise de distance calculée avec les pays du Golfe, au premier rang desquels l’Arabie Saoudite.

La prise de conscience réelle des populations africaines et de leurs dirigeants que l’Afrique doit changer et évoluer est encourageante. L’accès à l’éducation contribue à cette prise de conscience de son environnement extérieur, internet ayant facilité l’accès à l’information. Toutefois, pour que perdure cette démarche vers le développement, les dirigeants africains doivent saisir cette opportunité et ce dans l’intérêt des populations tout comme de leurs pays respectifs.

S’il fallait vous aider à contribuer au développement rapide de l’Afrique, quels leviers pourrait-on activer ?

Des leviers politiques et économiques, s’ils sont activés, peuvent effectivement accélérer le développement de l’Afrique. Encore faut-il savoir de quelle Afrique il s’agit, tant les disparités régionales sont encore importantes et le retard de nombreuses zones rurales en périphérie ou à distance des villes est frappant.

En tout état de cause, un renforcement des institutions est primordial. On pense en premier lieu aux institutions et aux administrations publiques. C’est de nature à renforcer et favoriser un climat de confiance propice aux affaires, aux échanges ainsi qu’aux investissements étrangers. Je pense aussi à l’éducation, essentielle pour les jeunes générations. Une démographie soutenue est certes un atout, elle stimule le développement, mais cela devient réellement fructueux et propice au développement si les populations bénéficient d’un système éducatif performant.

Économiquement et financièrement, la priorité irait à l’élaboration de budgets étatiques qui cesseraient d’être principalement basés sur les recettes générées par une situation de rente sur la vente des matières premières (cf. le syndrome hollandais). Les conséquences de la baisse du cours du pétrole le démontrent chaque jour. Elle a conduit à une situation de déséquilibre budgétaire. Au risque d’énoncer des évidences, je préconise la mise en place de fonds de développement pour les générations futures et de préparer l’après pétrole en encourageant l’innovation et entrepreneuriat. Parallèlement, le développement des industries de transformation diminuerait la dépendance des États africains aux importations, tout en donnant du travail qualifiant à une main d’œuvre locale à la recherche de formations professionnelle et d’emplois. En complément et même si les pays occidentaux ne donnent pas le meilleur exemple en la matière, les pays d’Afrique doivent chercher à se libérer de leur dette afin de s’émanciper des bailleurs de fond et d’accroitre leur souveraineté.

Si vous étiez élu chef de l’État de votre pays dans les 24 heures, quelles seraient vos trois premières décisions ?

En Algérie, aucune mesure efficace ne peut être mise en place si la corruption et le clientélisme ambiants ne sont pas éradiqués. Bien sûr cela prendrait du temps. Plus que la réglementation, ce sont les mentalités et la culture clanique qui prévalent encore aujourd’hui en Algérie qu’il faut changer en profondeur. Faut-il rappeler que l’enjeu réputationnel lié au risque de corruption est dévastateur pour l’économie d’un pays ? Cette réputation qui colle à Algérie est bien connue et redoutée dans le milieu des affaires à l’étranger. De facto, de nombreuses entreprises étrangères, souvent les plus petites, renoncent à investir en Algérie pour ces raisons précises. Elles ne sont pas en mesure de prévoir un budget « corruption » souvent assez conséquent. Je préconiserais la mise en place d’un organe indépendant en charge de la prise en compte des plaintes et griefs des personnes ou entreprises victimes de corruption et ce en veillant à l’anonymat de chacun. Je m’attaquerai ensuite au fond du problème, soit le sentiment de toute puissance de certains organes, à tous les échelons hiérarchiques tels que les chambres de commerce, les municipalités ou autres réseaux de pouvoirs et d’influence.

La deuxième chose qui me vint à l’esprit est le système de santé et particulièrement l’état de décrépitude générale des hôpitaux. Je donnerai certainement plus de moyens au secteur. L’urgence est à la construction de nouveaux hôpitaux, à la réhabilitation des plus vétustes d’entre eux, ainsi qu’à la fourniture d’équipements moderne et en nombre suffisant tels que scanners, IRM, radiographie, etc. J’apporterai une attention toute particulière à la prise en charge des cancéreux et en particulier des enfants. Le plan cancer 2015- 2017 présenté par le ministère de la santé manque de cohérence. Il y a un manque cruel de lit d’hospitalisation, une pénurie de chimiothérapie et un retard pour accéder à la radiothérapie. Le Centre Pierre et Marie Curie, qui accueille les malades du cancer, ne suffit plus. Il dispose de seulement 6 lits pour les enfants, ces lits sont fréquemment partagés par plusieurs patients ! Il est urgent de construire d’autres dispensaires ou centres anti cancers. De plus, il est essentiel de reconnaitre enfin le cancer comme maladie chronique en Algérie, comme cela est préconisé par l’OMC, afin d’ouvrir le droit au remboursement des médicaments, souvent très coûteux, et à une prise en charge plus correcte des dépenses de santé.

Enfin, je m’attaquerai au chômage, l’autre cancer de la population algérienne. Il frappe tant les jeunes sans formation ni instruction que les diplômés de l’enseignement supérieur. Il est nécessaire de repenser les formations professionnelles, pour qu’elles soient plus en adéquation avec les attentes du marché de l’emploi. Revoir les mécanismes d’embauche des plus diplômés notamment chez les entreprises publiques nationales. Enfin, soutenir les jeunes créateurs d’entreprises en mettant en place davantage de pépinières et d’accélérateurs de startups et en octroyant des crédits d’impôts sur les sociétés et une exonération des charges sociales.

Que pensez-vous de l’avènement du Centre Africain de Veille et d’Intelligence Économique ?

L’avènement du Centre Africain de Veille et d’Intelligence Économique (CAVIE) souligne la prise de conscience de la nécessité d’institutionnaliser l’IE en Afrique et de lui redonner toutes ses lettres de noblesse. C’est un projet ambitieux et fédérateur à condition qu’il s’accompagne d’une politique de promotion de l’IE au niveau local et ce dans chacun des 54 pays du Continent. Je n’ai nul doute que le projet du CAVIE s’attèlera à la promotion de la culture « IE » dans les zones qui sont les moins familières avec cette discipline. Espérons que d’autres pays se joindront à cette initiative de manière active. Je déplore toutefois, la dissolution du Service d’Intelligence Économique en Algérie qui est à contre-courant de la tendance actuelle de promotion et de la diffusion de l’IE à travers le monde. Cette décision affaiblira encore un peu plus l’économie algérienne. Espérons que le CAVIE saura leur faire changer d’avis.

Propos recueillis par la Rédaction

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