Il est urgent de sauver la paysannerie africaine

(Africa Diligence) L’instabilité politique et militaire dont souffrent de nombreux pays d’Afrique de l’Ouest – au premier rang desquels les pays de la zone soudano-sahélienne et parmi eux, le Mali – a pour origine la pauvreté d’une grande partie de leurs populations et la faiblesse des moyens de leurs gouvernements.

Cette pauvreté est d’abord et surtout paysanne. L’absence de perspectives pour les petits agriculteurs provoque un exode rural qui dépasse les possibilités d’accueil et d’emploi des villes et des bidonvilles sous-équipés et sous-industrialisés, où règnent le chômage et la précarité. D’où une pauvreté urbaine grandissante, à l’origine d’une émigration qui, en se heurtant aux restrictions croissantes des pays d’accueil, causent toujours plus de frustration et de ressentiment politique.

En effet, depuis plusieurs décennies, en raison de la libéralisation croissante des politiques agricoles et des échanges agricoles internationaux – entamée avec les plans d’ajustement structurels et poursuivie depuis –, les paysans et les paysannes de ces pays, généralement parmi les moins bien équipés du monde, sont livrés sans grande protection et sans grand appui à la concurrence des agriculteurs les plus compétitifs du monde, par ailleurs soutenus d’une manière ou d’une autre par des politiques publiques.

DES AIDES TOUT À FAIT INSUFFISANTES

Ainsi, appauvris par la baisse à long terme des prix agricoles réels, ces paysan(ne)s ne peuvent ni investir, ni développer leurs activités à la hauteur des besoins locaux. Cet effet dépressif de la baisse des prix agricoles sur la production paysanne est d’autant plus manifeste qu’il a suffi parfois de quelques années de prix agricoles un peu plus rémunérateurs pour encourager une légère reprise (après l’envolée des prix de 1972-1973, après la dévaluation du Franc CFA de 1994 et après l’envolée des prix de 2007-2008).

Dans ces conditions, les actions conventionnelles d’aide au développement et d’aide aux revenus, conduites par les bailleurs de fonds, les organisations internationales, les gouvernements et les organisations non gouvernementales, pour nécessaires qu’elles soient, n’en sont pas moins tout à fait insuffisantes. L’expérience des deux dernières décennies confirme l’incapacité de cette approche palliative à relancer le développement des agricultures paysannes de ces pays.

Seule, elle ne peut réduire l’exode, le chômage, l’émigration et le ressentiment politique qui en résultent. Seule, elle ne pourra réduire les déficits alimentaires et les déficits commerciaux et budgétaires de ces pays. De même, le développement spectaculaire des investissements directs étrangers dans le secteur agricole africain au cours des dernières années n’a pas promu le développement local.

Dans bien des cas, il a même conduit à l’éviction de populations paysannes. Pour atteindre ces objectifs de développement et de réduction de la pauvreté, il n’est pas d’autre voie que de payer les productions de ces paysans à des prix rémunérateurs, assez élevés et assez stables, pour leur permettre de vivre dignement de leur travail, d’investir et de progresser, pour mieux se nourrir et pour mieux contribuer à nourrir les villes.

ÉTABLIR DES DROITS DE DOUANE

Cela suppose l’établissement d’un  » Tarif extérieur commun «  (TEC) des pays de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao), c’est-à-dire un ensemble de droits de douane portant sur les principaux produits agricoles et alimentaires importés (céréales, oléo-protéagineux, produits laitiers, viandes, produits maraîchers…), à des taux assez protecteurs et assez flexibles pour maintenir les prix intérieurs aux niveaux rémunérateurs et stables requis.

Cette élévation des taux du TEC est plus facile à obtenir en partant des prix déjà élevés d’aujourd’hui, qu’en partant de prix aussi bas qu’en 2000-2006. Les droits de douane appliqués aux produits alimentaires importés dans la Cedeao sont aujourd’hui insignifiants et en tout cas très inférieurs à ceux appliqués par les Etats-Unis, l’Union européenne, la Chine ou le Japon ; le déficit des échanges alimentaires de l’Afrique de l’Ouest a quadruplé entre 2000 et 2010 et, dans cette région du monde, le revenu moyen des ruraux est quatre fois moindre que celui des urbains.

Certes, il faut protéger le droit d’accès à une alimentation abordable pour les populations des villes. Mais cela passe par des politiques sociales dignes de ce nom, et non pas par la disparition programmée de la paysannerie et par l’accélération de l’exode rural.

RESTAURATION DE L’INDÉPENDANCE ALIMENTAIRE

Afin de soutenir cette relance d’une agriculture paysanne qui emploie la grande majorité de la population et qui, avec l’adoption de pratiques agro-écologiques, peut préserver les ressources naturelles de l’Afrique de l’Ouest, il faut aussi mettre sur pied, ou remettre sur pied, une organisation d’appui au développement agricole, comportant notamment un service de crédit agricole digne de ce nom, absent aujourd’hui dans la plupart de ces pays. Sans oublier bien sûr les services d’éducation et de santé accessibles à tous. Enfin, il faut sans plus attendre mettre fin aux accaparements de terres paysannes.

Toutefois, cette stratégie de restauration de l’indépendance alimentaire et de relance d’un développement agricole durable en Afrique de l’Ouest ne peut être promue par les seuls gouvernements de cette région du monde. Pas même avec le seul appui de tel ou tel pays plus motivé que d’autres, comme la France, ou d’une organisation internationale plus concernée que d’autres, comme la FAO.

Cette stratégie suppose un accord et un engagement particulier et fort de l’Union européenne, du G20, des Nations unies et des institutions financières internationales ainsi que, naturellement, l’implication des acteurs de la coopération décentralisée, des ONG et des mouvements sociaux, pour la plupart convaincus et porteurs de ces orientations aux côtés des organisations paysannes africaines.

METTRE FIN DURABLEMENT À LA PAUVRETÉ

Cette « cohérence des politiques », enfin réalisée sur ce point, seule capable d’assurer le développement économique et le retour à la sécurité de l’Afrique de l’Ouest, doit être le fruit d’une initiative diplomatique d’envergure, que la France en tout premier lieu s’honorerait de conduire avec l’appui de ses alliés.

Telle est finalement la stratégie politique certes difficile, mais aussi sans aucun doute la moins coûteuse budgétairement, permettant de mettre fin durablement à la pauvreté et à l’insécurité politique et militaire dont souffrent depuis trois décennies beaucoup de pays d’Afrique de l’Ouest.

En France, un large éventail politique, allant bien au-delà de la présente majorité, perçoit cette nécessité et serait prêt à soutenir une telle initiative, comme ce fut le cas pour la récente intervention militaire au Mali. Mais l’analyse ne suffit pas, ni même l’action – car la France agit. Il faut encore une ambition et une force politique suffisantes pour réussir : nous l’attendons.

« Il faut sauver la paysannerie africaine » par Marcel Mazoyer, Christine Surdon, Ibrahima Coulibaly, Gérard Azoulay, Véronique Ancey et Olivier de Schutter

Marcel Mazoyer, professeur émérite à l’AgroParisTech, ancien président du comité des programmes de la FAO ; Christine Surdon, agro-économiste ; Olivier de Schutter, professeur de droit à l’université catholique de Louvain, rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l’alimentation ; Ibrahima Coulibaly, président de la Coordination nationale des organisations paysannes du Mali et vice-président du Réseau des organisations paysannes et de producteurs d’Afrique de l’Ouest ; Gérard Azoulay, maître de conférences de sciences économiques à l’université de Paris Sud ; Véronique Ancey, chercheur au Centre international de recherche agronomique pour le développement.