Infoguerre: Shell Nigeria sous kevlar onusien

D’après les conclusions d’un rapport des Nations Unies à paraître fin 2010, environ 90% des 9 à 13 millions de barils qui polluent le delta du Niger depuis 1960 sont le fait des populations locales. Seuls 10 % seraient directement imputables aux industriels qui exploitent le pétrole nigérian.

Par Guy Gweth

Commandée en 2007 par le gouvernement fédéral d’Abuja, l’étude réalisée par le Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE) a été financée en grande partie par Shell Petroleum Development Company, filiale de Royal Dutch Shell. Principal exploitant du sol nigérian, la compagnie anglo-néerlandaise verse près de 50% des recettes annuelles engrangées par l’Etat nigérian. Alors que la publication du rapport du PNUE est attendue pour décembre 2010, l’essentiel des conclusions a été dévoilé dans la presse britannique[1] le 22 août, provoquant la stupéfaction de nombreux analystes. Pour Nnimmo Bassey, responsable de l’ONG Les Amis de la Terre, « les experts onusiens financés par Shell n’avaient d’autres choix que de satisfaire leur client… » Face à la controverse, Mike Cowing, coordinateur de l’enquête querellée, argue que « le PNUE n’est pas chargé d’attribuer les responsabilités des nombreuses marées noires qui se produisent dans l’Ogoniland. Nous nous appuyons sur la science » ajoute-il, avant de préciser que le rapport du PNUE s’appuie sur des données fournies par le ministère de l’environnement et du département des ressources pétrolières du Nigeria.

Rapport à contre-courant

Jusqu’au milieu de la décennie 90, Shell Nigeria endossait la responsabilité de la majorité des fuites d’or noir dans le pays, les justifiant essentiellement par la corrosion progressive de ses installations. Peu à peu, cette posture a été « corrigée » pour finalement s’inverser de manière radicale. En 2007 déjà, Shell attribuait 70 % des fuites de pétrole à des « actes de sabotage réalisés pour des raisons politiques ou économiques. »[2] Deux ans plus tard, Rainer Winzenried, porte-parole du géant anglo-néerlandais déclarait que «  85% des fuites de pétrole étaient dues à des actes de vandalisme », des chiffres contestés en 2009 par Amnesty international[3]. L’ONG va plus loin : « les populations vivant dans le delta du Niger on vu leurs droits humains sapés par des compagnies pétrolières auxquelles leur gouvernement ne peut pas – ou ne veut pas – demander des comptes. » En attribuant 10% de la pollution aux multinationales et 90% aux populations locales, le rapport du PNUE, à contre-courant de toutes les enquêtes indépendantes consacrées au delta du Niger, met une pression sans précédent sur les Ogoni déjà habitués aux représailles militaires du gouvernement fédéral.

Shell, ennemi public n°1 des Ogonis

A son arrivée au Nigeria en 1936, Shell représentait l’espoir d’un développement rapide de la région. A l’époque, on rêvait d’industrie et de buildings. Mais rien ne s’est passé comme prévu. Frappées par l’explosion du chômage, affamées  par la pollution de la faune et de la flore, les populations aux prises avec l’air contaminé vont connaître une flambée de malades respiratoires et cutanées. Face aux revendications de l’ethnie minoritaire Ogoni pour une meilleure répartition des revenus de la manne pétrolière, les multinationales préfèrent s’allier au gouvernement fédéral pour mater les mouvements de contestation locaux. Avec la mise à mort de l’écrivain Ken Saro-Wiwa[4] et de huit autres militants Ogonis en 1995, Shell est devenu l’ennemi public n°1 des populations du delta du Niger. Depuis, des groupes d’auto-défense et des milices armées ont vu le jour qui prennent en otage les employés (de Total, Shell, Exxon) ou les installations offshore, pompent les hydrocarbures dans les oléoducs (malgré les dangers des opérations) et font sauter des pipelines pour se faire entendre du gouvernement central et des industriels du pétrole. C’est ainsi que l’explosion du Trans Escravos a, par exemple, causé la perte de près de 70.000 barils de brut en mars 2009.

Le delta de toutes les convoitises

Fort de 32 millions d’habitants en 2010, le delta du Niger qui s’étale sur une superficie de 70 000 km² représente l’un des dix principaux écosystèmes marins de zone côtière humide au monde. A lui seul, il représente 75% des ressources pétrolières du Nigeria et 8,5% du total des importations américaines. Depuis 50 ans, l’or noir y a généré près de 700 millions de dollars, attisant toutes les convoitises. Devant ce tableau, il est important de rappeler aux jeunes générations que le Biafra est le lieu de naissance de l’action humanitaire telle qu’on la connaît aujourd’hui, que tout a « commencé à la fin des années 60 avec ce qui reste le plus important programme d’urgence après la deuxième guerre mondiale : ‘SOS Biafra’ »[5]. C’est d’ici que partent le sans-frontiérisme[6], l’ingérence humanitaire[7], la militarisation des parties belligérantes[8] par ONG interposées et l’hyper médiatisation[9] des situations d’urgence. Les mille jours[10] de combats qui opposèrent les sécessionnistes biafrais au gouvernement central nigérian firent des centaines de milliers de morts, plus de trois millions de déplacés, et se soldèrent par la signature de nouveaux contrats d’exploitation pétrolière…

Tout bien considéré, la grande leçon du rapport des experts du PNUE, celle qui résistera sans conteste aux critiques, c’est que malgré la réalité du terrain et la légitimité de leur combat, les populations du delta du Niger ont toujours perdu sur le terrain de l’information. Plus que jamais, il va être difficile d’ébranler la caution offerte par les Nations Unies à cette nouvelle manière de raconter l’histoire de la pollution pétrolière au Nigeria. A moins que…



[1] Lire:  John Vidal, “Outrage at UN decision to exonerate Shell for oil Pollution in Niger Delta”, The Guardian, Edition du 23 août 2010.

[2] Making Sense of Nigerian’s Troubles, http://www.shell.com/home/content/aboutshell

[3] Petroleum, pollution and poverty in the Niger Delta, Amnesty international Publications, 2009.

[4] Accusé en juin 2009 de complicité dans la mort de Ken Saro-Wiwa, Shell a dû verser 15,5 millions de dollars aux représentants des familles des victimes pour éviter un procès devant la justice américaine.

[5] Guy Gweth, « La conquête des marchés par ONG interposées », Les Afriques, n°128 : 8 au 14 juillet 2010, page 14.

[6] Après Médecins sans Frontières (MSF) et Médecins du Monde (MDM), l’univers des ONG s’enrichit d’une kyrielle d’associations à l’instar de Reporters sans Frontières (RSF), Télécoms sans Frontières (TSF)… etc.

[7] Lire Mario Bettati et Bernard Kouchner, le Devoir d’ingérence, Denoël, Paris, 1987 ;

Mario Bettati, Le Droit d’ingérence, Odile Jacob, Paris 1996.

[8] François Xavier Verschave, La Françafrique, Stock, Paris, 2001.

[9] Max Récamier et Bernard Kouchner, « Biafra, deux médecins témoignent », Le Monde, 27 novembre 1968.

[10] La guerre du Biafra a duré de mai 1967 à janvier 1970.