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Les ravages du marché brassicole en Afrique

[Africa Diligence] Au fil du temps, le marché brassicole africain est devenu l’un des plus dynamiques et concentrés au monde. Si, au niveau mondial, 40 industries brassicoles se partagent 90 % de la production de bière, un oligopole de quatre brasseurs européens se partage 90 % du marché de la bière en Afrique : le belge AB Inbev, le français Castel, le néerlandais Heineken et le britannique Diageo.

Un marché très concentré et profitable

Ces quatre multinationales européennes dominent un marché estimé à 13 milliards de dollars en 2018, et qui offre des perspectives de croissance bien plus élevées qu’ailleurs : le volume de bière vendu en Afrique croît de 5 % par an, contre 3 % en Asie et 1 % en Europe et en Amérique du Nord. D’ici 2025, l’Afrique pourrait représenter 37 % du volume mondial de bière [4].

Cette croissance s’explique notamment par une donnée démographique : si plus d’un cinquième de la population du « vieux continent » est âgée de 65 ans et plus, l’Afrique a la population la plus jeune au monde, avec plus de 400 millions de personnes âgées de 15 à 35 ans. Mais surtout, du fait de leur souveraine domination du marché, ces multinationales engrangent des profits bien plus élevés que sur tout autre continent : « Grâce à l’extrême concentration du marché, les monopoles peuvent imposer des prix élevés sur les bières : une bouteille de bière est dans beaucoup de pays africains à peine moins chère, voire plus chère qu’en Europe, alors que les coûts de production y sont bien inférieurs. De fait, la bière rapporte en Afrique près de 50 % de plus qu’ailleurs, et certains marchés, comme le Nigeria, sont parmi les plus lucratifs au monde » [5]. Résultat : le marché brassicole européen est moitié moins profitable que son homologue africain, et on estime que 42 % de la croissance du bénéfice des entreprises brassicoles mondiales auront lieu en Afrique d’ici 2025.

Le rôle de l’impérialisme européen

Si c’est en Afrique qu’est née la recette de la bière, c’est dans l’Europe du XIXe siècle que s’est développée sa production industrielle. La première bière européenne à toucher les côtes africaines fut la Guinness, expédiée en 1827 en Sierra Leone. Dès le départ, ces exportations furent marquées du sceau du colonialisme. Seule l’élite coloniale était autorisée à boire les boissons alcoolisées : « En Afrique orientale britannique, les Africains durent attendre le milieu du XXe siècle pour être autorisés à boire de la bière d’importation ; quant à la population noire d’Afrique du Sud, elle dut se contenter jusqu’au début des années soixante de « bière cafre », une bière trouble disponible uniquement dans ce qu’on appelait les beer halls – des bars à bières installés dans les townships. Le paternalisme jouait ici un rôle notable : l’Africain devait être protégé contre lui-même et contre les commerçants malhonnêtes, et ne pas dépenser tout son argent en alcool. Mais ce n’était pas là une motivation désintéressée : l’ivresse risquait d’engendrer des nuisances et d’inciter à la révolte des esprits colonisés » [6].

Ces interdictions furent levées dans la seconde moitié du XXe siècle. Alors que le marché brassicole européen arrivait à saturation, les industriels, à la recherche de nouveaux débouchés, partirent à l’assaut du continent africain. Heineken, qui dès 1930 possédait des brasseries au Maroc et en Egypte, s’implanta par la suite au Nigeria, au Ghana, en Sierra Leone, au Tchad, au Congo français et en Angola. Le Belge Interbrew, présent en République Démocratique du Congo (RDC) depuis 1925, s’installa après la Seconde Guerre mondiale au Sénégal et en Centrafrique. Une brasserie Guinness vit le jour au Nigeria en 1962, tandis que d’autres suivirent au Ghana et au Cameroun. Castel s’établit au Gabon en 1967, avant de se tourner vers la RDC, la Centrafrique et le Mali.

Suite à la décolonisation des années 60, des brasseries locales ou nationales furent fondées dans plusieurs pays, et des gouvernements procédèrent même à des expropriations, comme l’Egypte de Nasser qui nationalisa la société Pyramid Brewery en 1963, devenue Al Ahram Beverages Company. Dans la RDC de Mobutu, la brasserie Bralima fut nationalisée en 1975. Ces deux filiales étaient des propriétés du néerlandais Heineken. Produire sa propre marque de bière était un enjeu politique : il s’agissait de se démarquer de la tutelle des anciennes puissances coloniales. Cependant, les anciennes colonies n’en avaient pas fini avec l’impérialisme ; celui-ci avait simplement changé de forme. A la domination bureaucratico-militaire directe succéda une domination « indirecte », à travers les mécanismes du marché mondial, l’inégalité des échanges, l’« aide » étrangère, la dette extérieure, etc.

Au cours des années 80 et 90, les « politiques d’ajustements structurels » dictées par Washington, l’OMC et le FMI imposèrent une vague de privatisations sans précédent sur le continent : c’en était fini des projets de production de bières africaines. L’ouverture forcée des marchés permit à Castel de racheter des brasseries locales ou nationales au Bénin, en Algérie, au Maroc, en Guinée, à Madagascar, en RDC et ailleurs. En 2000, le britannique Diageo renforça durablement sa présence en Afrique de l’Est à travers l’acquisition du groupe East African Brexeries LT, alors premier brasseur de la région. Dès 2005, Heineken put s’établir pour la première fois en Algérie, en Tunisie, en Ethiopie et en Côte d’Ivoire. Devenu AB Inbev, Interbrew étendit son empire en acquérant en 2016, pour 110 milliards de dollars, les 40 marques et les 28 brasseries du sud-africain SAB Miller. Numéro deux mondial du marché brassicole à l’époque de l’opération, ce dernier contrôlait 90 % du marché sud-africain et était présent en Tanzanie, au Mozambique, en Ouganda et au Nigeria. Il s’agissait de la troisième fusion-acquisition la plus importante jamais réalisée, tous secteurs confondus. Bientôt, la nouvelle entité brassait près du tiers des bières produites dans le monde.       

Si cette fusion-acquisition est la plus emblématique, elle n’est que la face émergée de l’iceberg. Entre 2000 et 2015, le montant des investissements réalisés par fusions-acquisitions en Afrique a triplé. A elles seules, la France et la Grande-Bretagne représentaient le tiers de ces opérations. Des sociétés américaines de capital-investissement telles que Carlyle, Kohlberg Kravis Roberts et Blackstone participaient également à cette ruée. Cela corroborait les analyses de Lénine, d’après lequel la fusion du capital industriel et du capital bancaire est l’une des principales caractéristiques de l’impérialisme. Comme il l’expliquait dans L’impérialisme, stade suprême du capitalisme : « Quant à la liaison étroite qui existe entre les banques et l’industrie, c’est dans ce domaine que se manifeste peut-être avec le plus d’évidence le nouveau rôle des banques. (…) En même temps se développe, pour ainsi dire, l’union personnelle des banques et des grosses entreprises industrielles et commerciales, la fusion des unes et des autres par l’acquisition d’actions, par l’entrée des directeurs de banque dans les conseils de surveillance (ou d’administration) des entreprises industrielles et commerciales, et inversement (…) Le capital financier jette ainsi ses filets au sens littéral du mot, pourrait-on dire, sur tous les pays du monde ».

La ruine des artisans

L’Afrique est progressivement devenue le nouveau paradis de l’industrie brassicole, étant entendu que le paradis des uns repose sur l’enfer des autres. Au Burkina Faso, par exemple, la population pouvait consommer, chaque année, jusqu’à 60 millions de litres de dolo, une bière artisanale obtenue à partir de la fermentation des graines de sorgho produit par les paysans. On évaluait alors à près de 420 000 le nombre de personnes – essentiellement des femmes – qui travaillaient à plein temps ou à temps partiel dans l’activité de production artisanale de dolo. En 1960, sous l’impulsion de capitaux français, la société Bravolta fut créée, qui prit le nom de Brakina après son rachat par Castel. La production artisanale de dolo chuta alors au même rythme que la production industrielle de bière augmentait : de 30 millions de litres en 1977, celle-ci passa à un peu plus de 65 millions de litres en 1980.

Dans Le Monde Diplomatique de mars 1984, Bonaventure Traoré expliquait : « Les grandes industries, installées avec des capitaux massifs, se maintiennent, concurrencent les activités artisanales similaires et les ruinent grâce aux conditions avantageuses accordées par l’Etat. Elles exploitent ainsi une main-d’œuvre bon marché en mettant au chômage un nombre infiniment plus important d’artisans, tandis que les bénéfices de l’opération sont accaparés par les sociétés multinationales. » [9]

Exploitation et oppression

Au chômage de masse généré par les brasseurs européens s’ajoute la surexploitation des travailleurs du secteur. Au Cameroun, la filiale du groupe Castel – qui contrôle 90 % du marché brassicole national – emploie 3000 personnes et génère environ 100 000 emplois indirects liés à la production de bière (fournisseurs, transport, nettoyage, etc.). Dans la seule ville de Douala, près de 70 % de l’activité est sous-traitée. Or le niveau des salaires peut être de 3 à 10 fois plus faible chez les sous-traitants, où les organisations syndicales sont pratiquement inexistantes. Et lorsque les travailleurs tentent de se mobiliser, ils sont sévèrement réprimés.

En mai 2021, une grève a été organisée par les organisations syndicales de la société Bramali, filiale du groupe Castel au Mali, pour exiger la libération de deux responsables syndicaux détenus à la Maison Centrale d’Arrêt de Bamako. 84 travailleurs temporaires ayant soutenu le mouvement de grève ont été licenciés, ainsi que trois membres du comité syndical. En avril 2016, 42 travailleurs de la filiale de Castel au Congo ont été licenciés suite à plusieurs semaines de grève. En 2019, une dizaine de travailleurs ont également été licenciés de manière abusive au sein de la brasserie du groupe en Côte d’Ivoire, provoquant une grève de protestation le 2 décembre 2020.

Heineken n’est pas en reste. Fin 2017, en Afrique du Sud, près de 300 intérimaires ont porté plainte contre la multinationale, car elle violait systématiquement la loi stipulant que les intérimaires devaient travailler dans les mêmes conditions que les autres salariés et obtenir un contrat après trois mois d’intérim. En outre, certaines agences d’intérim ne paient pas à l’heure, mais à la tâche. Des travailleurs disent gagner à peine 1,50 euro par jour, tout juste de quoi couvrir leurs frais de transport : « C’est tout bonnement la continuation du système de travail sous-payé des Noirs sous l’apartheid, mais d’une autre manière ». [10] Au Congo, un balayeur travaillant pour Heineken ne gagne en général que 40 à 50 dollars par mois.

Entre 2005 et 2014, les statistiques de Heineken ont recensé près de 150 décès liés au travail parmi le personnel et les fournisseurs. La manipulation de produits chimiques et l’utilisation de palettiseurs constituent généralement les plus grands risques : « Dans une brasserie, on emploie de la soude caustique comme nettoyant. On l’importe en flocons qu’il faut dissoudre dans de l’eau. Si tu t’y prends mal, beaucoup de chaleur s’en dégage et elle submerge la citerne. Si tu te trouves à côté, tu peux estimer que tu es cuit. On peut dire que ça arrive chaque année. J’ai signalé en interne qu’il était possible d’y remédier moyennant un investissement minime, mais ce n’est pas une priorité ».

L’enfer des « promotrices »

L’un des aspects de cette exploitation concerne le travail de « promotrice » : il s’agit de jeunes femmes en tenues légères censées stimuler la vente de bière dans les lieux de consommation. En 2007, cela concernait plus de 15 000 femmes dans plus de 100 pays. Mal payées, elles sont exposées à des abus sexuels et à la consommation forcée d’alcool. Au Nigeria, elles gagnent souvent moins de 7 euros par jour. A Lagos, plus de 1000 promotrices seraient déployées par Heineken. A Kinshasa (Congo), le salaire des promotrices s’élève à 120 dollars par mois, ce qui les contraint souvent, pour survivre, à accepter des relations sexuelles considérées comme des « extras ».

De nombreux témoignages soulignent la fréquence des agressions. Une promotrice explique : « Pendant mon travail, je suis toujours l’objet de gestes déplacés, tous les soirs, tant dans les cafés chics que dans les bars populaires (…) Notre employeur trouve que si on ne permet pas les attouchements, on doit se chercher un autre travail. Je ne les remarque même plus. Je m’y prépare ». Une autre promotrice ajoute : « Pendant la formation, on nous dit que nous rencontrerons des hommes désagréables, mais qu’il faut les tolérer parce qu’on essaie d’augmenter les ventes et de renforcer la marque ».

Marketing agressif

Sur le continent africain, la consommation d’alcool est devenue un enjeu de santé publique majeur. En Afrique du Sud, l’alcool est la troisième cause de décès. En 2016, en Côte d’Ivoire, 68 % des décès des hommes causés par une crise de foie étaient directement imputables à l’alcool, de même que 33 % des accidents de la route [11]. Dès 2011, l’Organisation Mondiale de la Santé alertait : « Le continent africain fait face à un risque croissant d’une consommation nocive d’alcool et de ses effets désastreux. Il n’y a pas d’autre produit de consommation aussi largement disponible qui entraîne autant de morts prématurées et de problèmes de santé ». [12]

Les chiffres parlent d’eux-mêmes : tandis qu’en Europe la production de bière industrielle diminuait de 4,8 % entre 2012 à 2014, elle augmentait de 5,9 % en Afrique. Et la consommation, logiquement, a suivi une courbe équivalente, notamment sous l’effet de campagnes publicitaires extrêmement agressives. Profitant des faibles législations relatives aux stratégies marketing de vente d’alcool, les brasseurs européens sont considérés – avec les compagnies de téléphone – comme les annonceurs les plus fanatiques du continent : « Ils sont à tous les coins de rue et vantent ouvertement les bienfaits de l’alcool. Récemment, j’ai vu un spot publicitaire qui affirmait : « Celui qui ne boit pas de bière n’est pas un homme. » Rendez-vous compte, c’est catastrophique comme message. Les clients sont poussés à la consommation sans modération. Du coup, partout dans le pays, on assiste à des dérives d’alcoolémie très graves, en particulier chez les plus jeunes qui sont les plus influençables » [13].

En Côte d’Ivoire, Castel a même institué une « Fête de la bière », à laquelle participent des dizaines de milliers de personnes. L’entrée est gratuite et les bières sont vendues à prix cassés : 250 francs CFA la bouteille (environ 40 centimes d’euros), soit deux fois moins qu’en temps normal. Une générosité que le chef marketing de la filiale du groupe explique en ces termes : « Le but, c’est de nous rapprocher de nos consommateurs. On part les rencontrer chez eux, dans leur contrée et non pas à Abidjan, afin de les remercier de leur fidélité ». [14] Pour se « rapprocher de ses consommateurs », Castel s’est même offert Didier Drogba, star planétaire du football, considérée comme l’une des personnalités les plus influentes du pays. En un véritable « mercato brassicole » [15], les brasseurs européens se disputent les artistes ou sportifs à la mode pour accroître leur influence dans la jeunesse.

Entre 1999 et 2006, le britannique Diageo réalisait la campagne « Michael Power », une série de films publicitaires mettant en scène un personnage censé incarner les prétendues qualités de la Guinness : « la force et la virilité ». La multinationale a même transporté son héros au cinéma via la production du film d’action Engagement Critique, sorti dans les salles africaines en 2003. Tourné au Nigeria, en Afrique du Sud, au Ghana, au Cameroun et au Kenya avec un budget de près de 3 millions d’euros, le film est rempli de références à la marque britannique, et raconte comment Michael Power décide de s’engager dans la lutte pour l’accès des peuples africains à l’eau.

Surconsommation et gaspillage d’eau

Cette hypocrisie est d’autant plus obscène que l’industrie brassicole consomme énormément d’eau. Constituant 80 à 95 % des ingrédients de la bière, l’eau est aussi utilisée à chaque étape de la production : dans l’irrigation des champs agricoles qui vont fournir les matières premières ; dans le processus de maltage qui consiste à humidifier les grains ; dans la production et le recyclage des contenants ; dans le processus de brassage. La production d’une bouteille de 25 cl nécessite environ 75 litres d’eau, en moyenne. Or le processus de production de bière est tout autant caractérisé par sa surconsommation d’eau que par son gaspillage : lors de l’étape qui consiste à chauffer le liquide pour activer les enzymes contenues dans le malt (brassage), les trois quarts du volume d’eau s’évaporent. Dans la seule année 2020, plus de 14 milliards de litres d’eau se sont évaporés lors du brassage des bières produites par le groupe Castel. Dans le même temps, selon l’ONU, le continent africain devrait compter 460 millions de personnes vivant dans des zones en proie à des stress hydriques, d’ici 2025.

Chômage de masse, soutien aux régimes dictatoriaux, exploitation, oppression, agressions sexuelles et prostitution, alcoolisme, pillage des ressources en eau : tel est le bilan économique, politique et social des quatre multinationales européennes qui se partagent le marché brassicole, en Afrique. C’est l’une des facettes – parmi tant d’autres – des ravages de l’impérialisme sur ce continent.

La Rédaction (avec OR et LB)