L’interview exclusive de Guy Gweth au JDC

Alors qu’il se prépare à proposer un Pacte d’Intelligence Economique (PIE) aux candidats à la présidentielle camerounaise d’octobre 2011, Guy Gweth s’est prêté aux questions du Journal du Cameroun. Un entretien sans concession où le fondateur de Knowdys passe en revue les grandes questions d’actualité au Cameroun, en Afrique centrale et de l’ouest, ainsi que dans le monde arabe.

Extraits

Journal du Cameroun : Pour revenir maintenant aux situations dans le Maghreb, (Tunisie et Égypte), de nombreux observateurs relèvent certains faits pertinents : le peuple, dans les deux cas, ne contrôle pas le pouvoir, pourtant on parle de la matérialisation de la volonté du peuple, quelle est votre opinion sur le sujet?

Guy Gweth : Ecoutez, ce qui se passe actuellement dans les pays arabes est similaire à une éruption volcanique sans précédent, avec un réel potentiel d’effet domino. Or, autant il est aisé de prévoir une éruption à moyen terme, autant il est impossible de déterminer le moment de l’explosion avec exactitude. C’est pour cette raison que malgré les dispositifs de surveillance, aucun analyste n’a été capable d’anticiper ce qui est en train de se passer dans cette partie du monde. La veille de la démission de Hosni Moubarak, le directeur de la CIA a dû annoncer le renforcement des effectifs de l’agence américaine de Renseignement pour accroître la capacité d’anticipation des évènements de type « révolution de Jasmin ». La principale leçon que nous en avons tirée chez Knowdys est que la détection et le traitement des signaux faibles par le biais du renseignement humain reste un puissant levier pour anticiper les évènements qui peuvent modifier le destin des peuples concernés, et impacter le business de nos clients.

JDC : De nombreuses analyses ont attribué à la force des nouvelles technologies la réussite des révoltes dans ces pays. Peut-on donner sans risque une force destructrice aussi grande à Internet?

GG : Internet (avec ses blogs, ses fora et ses réseaux sociaux) est en soi un formidable instrument de liberté. Mais c’est toute la panoplie des moyens de communication, le mobile notamment (500 millions d’utilisateurs en Afrique), qu’il faut saluer dans ces victoires. Car la perception est sensiblement différente suivant qu’on se situe dans les gradins ou dans le théâtre des évènements. Pour l’opinion publique occidentale, celle qui est connectée sans discontinuer à Twitter, Myspace ou Facebook, celle à qui les premières images insurrectionnelles de Tunisie, d’Egypte ou de Libye sont parvenues via les réseaux sociaux, les révolutions arabes seront à jamais associées à Facebook. Pour les manifestants en revanche, le baiser de la victoire va au téléphone mobile, formidable moyen low cost par lequel des cellules organisées ont pu envoyer des millions de SMS aux populations pour  diffuser des mots d’ordre ou fixer des rendez-vous décisifs comme ceux de la place Tahrir au Caire. Autoroutes de la liberté, internet et le mobile ne pourront malheureusement pas résoudre tous les problèmes inhérents à la vraie vie. Maintenant que la lave populaire a coulé, il va falloir répondre aux défis de la reconstruction.

JDC : Au Cameroun, un pays que vous suivez beaucoup, on a célébré cette année le troisième anniversaire des émeutes de février 2008. Des partis politiques ont invité à des marches du souvenir. Cette démarche vous a-t-elle semblé cohérente de la part de ces opposants camerounais?

GG : Le Cameroun n’a pas la culture des commémorations. Si c’était le cas, nous aurions beaucoup de héros et d’évènements à commémorer. Cette question est semblable à un serpent qui se faufile entre le mur de l’ordre public et celui de la récupération politique. Les opposants auxquels vous faites référence le savent lorsqu’ils sélectionnent les évènements à célébrer. Cela étant, les violences dont certains ont été les victimes le 23 février dernier n’honorent absolument pas notre pays. Dans un contexte de compétition mondiale, avec quels arguments éthiques voulez-vous que nous incitions les touristes à visiter l’Afrique en miniature ou que nous convainquions les investisseurs internationaux d’aller s’implanter dans un pays dont les images de violence policière défilent en boucle sur internet ? Mises à part les questions liées à l’alternance et à la gouvernance politique, n’est-ce pas en attirant des capitaux et en créant des emplois générateurs de richesses que l’on peut efficacement désamorcer la bombe sociale ?

JDC : On continue d’aborder les protestations de février 2008 comme des manifestations contre la vie chère alors que dans la foulée, de nombreux autres problèmes, objets eux aussi de revendications, ont été occultés et continuent d’exister. Est-ce que ce n’est pas une erreur pour le régime au pouvoir au Cameroun de faire la politique de l’autruche face à ces autres problèmes des camerounais?

GG : Je n’ai pas les compétences pour dire si le pouvoir en place à Yaoundé pratique la politique de l’autruche ou pas. En revanche, je peux vous affirmer deux choses. Premièrement, les émeutes de la faim ont touché plusieurs pays du globe en 2008, à cause des aléas climatiques et de l’incapacité de certains gouvernements à enrayer la spéculation générée autour des matières premières agricoles. Au cours des 30 derniers mois, notre pays a malheureusement continué à céder, sans contrôle stratégique, des terres arables à des groupes agro-industriels étrangers qui ont bien compris les enjeux. A l’heure où je vous parle, les prix des denrées alimentaires frôlent la côte d’alerte, la hausse des huit derniers mois ayant fait tomber près de 45 millions de personnes sous le seuil de pauvreté depuis juin 2010. Chez Knowdys, nous prévoyons déjà les prochaines émeutes de la faim, inévitables dans un tel contexte. Deuxièmement, les revendications populaires liées la vie chère ou au chômage des jeunes ne peuvent, en aucun cas, être résorbées par des mesures à la petite semaine. C’est pourquoi, lorsque j’ai l’occasion de conseiller un politique africain sur ces questions, je ne manque jamais de le mettre en garde : « Mettez-vous à la place d’un jeune diplômé au chômage qui pense qu’il n’a plus rien à perdre. Multipliez sa rancœur par un million. Et imaginez le produit des dégâts possibles…»

JDC : Quel degré de pertinence accordez-vous aux prévisions d’International Crisis Group, qui laissaient percevoir que le Cameroun, de par ses particularités socio économiques, n’est pas à l’abri d’une crise systémique sur le plan politique?

GG : Notre scanner des outils et méthodes d’International Crisis Groupe (ICG) et le profiling des personnes qui le composent révèlent qu’il s’agit d’une institution solide et crédible. Créée en 1995, l’organisation qui est dirigée depuis 2009 par l’ancien Haut-commissaire des Nations Unies aux droits de l’Homme, Louise Arbour, a essentiellement un but de prévention des conflits. Et c’est sous cet angle préventif qu’il faut comprendre ses warnings. ICG n’a donc pas vocation à annoncer les bonnes nouvelles. Il n’a pas non plus un don de divination, sinon il aurait prévu les révolutions en cours dans le monde arabe. Or c’est seulement depuis la chute de Ben Ali qu’il cherche un analyste senior sur la Tunisie… Accablé par les conclusions de l’ICG, le gouvernement camerounais devait naturellement se défendre. Sauf à perdre la face. Et c’est là qu’intervient notre expertise en matière de guerre de l’information. Car les Camerounais ont tendance à surévaluer tout ce qui vient de l’étranger, et il est quelquefois difficile d’expliquer à l’opinion publique que depuis 30 ans, les grandes ONG ont des clients et des carnets de commande sous forme de plans d’action, que depuis une dizaine d’années, on essaie de distiller dans la conscience populaire l’idée qu’il ne peut y avoir d’alternance politique pacifique au Cameroun. Mais à qui profite le crime ? Par la magie de la répétition, ce message a fini par infecter y compris les rapports sérieux comme ceux d’ICG qui ne sont pas, loin s’en faut, des données ex nihilo. Le diable pourrait apparaître à force d’être dessiné…

JDC : L’année dernière, le parlement britannique, examinant les accords intérimaires ACP signés par le Cameroun, ne les a pas ratifiés, argumentant que le niveau d’intégration du marché dans la zone CEMAC était faible. Est-ce qu’aujourd’hui vous pensez que le renforcement de cette intégration peut être une solution face aux risques de crises politiques?

GG : Je regrette d’avoir à m’exprimer en ces termes, mais les atermoiements de la Communauté économique et monétaire des Etats d’Afrique centrale (CEMAC) sont une plaie dans le processus d’intégration et de développement concerté de notre continent. La CEMAC se hâte trop lentement, travaillée qu’elle est, de l’intérieur, par des égoïsmes nationaux. Songez, à titre de comparaison, que pendant les 10 ans qu’ont pris le Cameroun, la Centrafrique, le Congo, le Gabon, la Guinée équatoriale et le Tchad  pour mettre en circulation le passeport CEMAC, la Communauté Est-Africaine (CEA) a rendu effectif le premier marché commun  en Afrique. La signature du protocole intervenu le 1er juillet 2010 après l’union douanière a tout simplement levé les droits à l’importation entre le Burundi, l’Ouganda, le Kenya, le Rwanda et la Tanzanie. De plus, sans avoir besoin d’un passeport communautaire, les ressortissants des Etats membres peuvent circuler et travailler librement dans tous les pays de la CEA, munis de leur seul titre de voyage national ; pendant ce temps, des travailleurs camerounais sont expulsés de la Guinée voisine… Au vu des performances de ses concurrents, on peut comprendre que la CEMAC échoue aux « stress tests » des Accords ACP malgré les discours d’autosatisfaction de certains dirigeants. Un tel bilan ne peut que semer le doute quant à ses capacités à juguler les crises politiques qui pourraient survenir en Afrique centrale.

JDC : Si vous deviez conseiller les autorités camerounaises en cette année électorale pleine de tension sur l’organisation, que leur diriez-vous?

GG : Certains de vos lecteurs s’en souviennent peut-être, mais d’autres ignorent que j’ai été l’un des trois experts retenus par le Service national Justice et Paix du Cameroun en 2002 pour  mettre en place le premier dispositif chrétien d’observation électorale en Afrique centrale. Pendant six mois, mon équipe et moi avons formé 800 observateurs indépendants sur l’ensemble du territoire national, et les avons déployés dans les 10 provinces du Cameroun avant, pendant et après le scrutin. Le succès de cette opération m’a valu d’être convié en 2003 par la direction de l’Ecole nationale d’administration et de magistrature (ENAM) à animer des séminaires académiques sur l’observation électorale au profit de nos hauts fonctionnaires. C’est dire si j’ai été confronté aux questions d’organisation électorale au Cameroun.

Mon intérêt pour la question ne s’est pas arrêté là. Entre 2009 et 2010, j’ai rencontré en tête à tête, dans la seule ville de Paris, des acteurs de tous bords tels que Jean Stéphane Biatcha, conseiller au cabinet civil de la présidence de la République qui est un ami de longue date, le professeur Titi Nwel, président de la Commission électorale citoyenne indépendante, Hilaire Kamga porte-voix de l’offre Orange pour l’alternance par les urnes et dans la paix au Cameroun, Léopold Ebene, commissaire de police en exil, ou encore le syndicaliste Jean-Marc Bikoko, et bien d’autres. Par ailleurs, des correspondances avec des esprits aiguisés comme le professeur Eboussi Boulaga ou encore Célestin Bedzigui installé aux Etats-Unis, permettent d’enrichir mes analyses en vue d’une cartographie à peu près complète des questions liées à la gouvernance et aux perspectives d’avenir du Cameroun. En plus de la veille média de Knowdys LLC et des notes de nos correspondants locaux, notre Facebook’s friendship avec la plupart des candidats à la présidence tels Kah Walla, Jean Blaise Gwet ou Vincent Sosthène Fouda, pour ne citer qu’eux, permet de suivre 24h/24 ce qu’ils proposent au peuple camerounais en termes de critiques, de stratégies, de méthodes, d’outils et de valeurs.

Qu’est-ce que je tire de toutes ces sources en rapport avec votre question? Au moins une leçon majeure: où qu’ils soient, quoiqu’ils fassent, les Camerounais aiment profondément leur pays. Seulement, quelque chose s’est cassé quelque part qui a fait dire au professeur Nicole Claire Ndoko, en 1996, que « les Camerounais se comportent chez eux comme de véritables criminels ». S’ils veulent de nouveau regarder ensemble dans la même direction, il faudra que les filles et fils de ce pays cessent de se regarder en ennemis, qu’ils s’asseyent autour d’une table pour dire d’une seule et même voix : « ça suffit ! » Le plus tôt sera le mieux. […]

Lire l’intégralité de cette interview  de Guy Gweth sur journalducameroun.com.