Journaliste, agent secret et guerre des services

(Africa Diligence) Saisi d’une plainte après publication de notes secrètes sur le 11 Septembre, le juge antiterroriste Marc Trévidic a mis au jour un nouvel épisode de la rivalité au sein des services secrets français.

Le serpent se mord la queue. Saisi d’une plainte après publication de notes de la DGSE, le juge antiterroriste Marc Trévidic avait obtenu la levée du secret défense sur des notes de la… DCRI. Car l’affaire, ouverte en 2007, qui vaut à un journaliste, un agent secret et un enquêteur privé d’être mis en examen pour «divulgation au public de secrets de la Défense nationale», se double d’une énième guerre des services de renseignement. Le magistrat a préféré clore récemment son dossier, sans plus entrer dans ces rivalités proverbiales (1).

L’histoire remonte aux attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis. Dès le surlendemain, la DGSE édite une «compilation» (370 pages) recensant ses différentes notes internes, toutes couvertes par le secret défense, afin de démontrer qu’elle avait vu le coup venir, Al Qaeda étant dans son viseur. L’une est prémonitoirement titrée: «Projet de détournement d’avions qui pourrait affecter American Airlines, Delta ou Air France, par des islamistes radicaux». Le plan com du service de renseignement déroge à toutes les règles. «La distribution de cette compilation éditée en 31 exemplaires n’a pas suivi le circuit normal des notes confidentielles distribuées à l’extérieur», a convenu devant la police le chef de la sécurité intérieure de la DGSE. Aucun bordereau d’envoi ne mentionne la liste des récipiendaires. Pour son actuel chef de cabinet, «la distribution a probablement été effectuée par Jean-Claude Cousseran», alors patron de la DGSE sur la sellette pour avoir à l’époque traqué un éventuel compte japonais au nom de Jacques Chirac.

«Une dizaine de journalistes avaient été réunis au siège de la DGSE pour y consulter une sélection de la production du service sur Al Qaeda, témoigne sur PV un autre protagoniste. Cette réunion avait pour but de promouvoir l’image de la DGSE et sa connaissance du terrorisme.» Dès octobre 2001, un article du Canard Enchaîné est titré «La DGSE en savait beaucoup sur Ben Laden». L’hebdo mentionne les titres de différentes notes mais sans dévoiler leur contenu. Aucune plainte n’est déposée pour violation du secret défense.

L’histoire rebondit en avril 2007, quand Le Monde revient sur le même sujet dans un article titré «11 septembre 2001, les Français en savaient long». La compil de la DGSE est élargie à d’autres notes, dont le quotidien reproduit plusieurs en facsimilé. Violation du deal tacite entre journalisme et monde du renseignement? Alors ministre de la Défense, Michèle Alliot-Marie monte sur ses grands chevaux et porte plainte. Guillaume Dasquié, alors pigiste au Monde (il travaillera ensuite pour Libération et le site Owni) est mis en examen. Ses avocats, Jean-Marc Fedida et Nicolas Verly, hésitent à qualifier l’attitude du ministère de la Défense – entre «Tartuffe» et «Jocrisse» – qui «reproche à autrui de ne pas appliquer les règles qu’il ne s’applique pas à lui-même». D’autant que les autorités étaient parfaitement au courant de l’article à paraître, Guillaume Dasquié ayant sondé préalablement la DGSE: «J’avais signalé les faits, témoigne son ancien directeur adjoint au renseignement. Les autorités n’ont pas souhaité arrêter cette publication» en amont.

Pour sa part, la DST (depuis fondue dans la DCRI après fusion avec les RG) est entrée dans la danse fin 2006. L’un de ses honorables correspondants, Jean-Charles Brisard, fut le coauteur avec Guillaume Dasquié d’un livre sur le 11 septembre. Si le second a autrefois oscillé entre journaliste et consultant, le premier est un pur spécialiste de l’intelligence économique, cette zone grise du renseignement privé. Ils sont aujourd’hui fâchés à mort, à cause de cette foutue compilation de la DGSE. Avant de la publier dans Le Monde, Guillaume Dasquié avait proposé de la vendre à Jean-Charles Brisard, chargé d’une enquête au nom des victimes du 11 septembre. Sur PV, le journaliste paraît s’en amuser: «Je l’ai fait danser entre 40 et 90.000 euros», avant de lui donner une copie gratuite. Brisard, qui avait pris l’initiative de la négociation, n’avait visiblement guère cru à cette version où il se serait agi de payer la DGSE pour obtenir les documents… Mais il maintient le doute, actionné par la DST appâtée par une potentielle tambouille chez le service concurrent: «La DCRI voulait ces documents et m’a demandé de poursuivre les négociations, a témoigné Brisard après sa mise en examen. Elle cherchait à connaître la source de la compromission du secret défense.» Une note de la DST souligne ainsi ses «efforts pour obtenir de manière formelle des détails sur l’origine des documents.»

En janvier 2007, Brisard organise ainsi un rendez-vous à l’aéroport de Roissy entre le journaliste français et un avocat américain. Et d’avouer son double jeu sur PV: «Je savais que ces documents ne pouvaient être vendus car ils étaient classifiés donc inutilisables (devant un tribunal américain, ndr). Mais ce rendez-vous avait aussi pour but d’identifier la source voire d’apercevoir physiquement un agent de la DGSE.» La DST paraît se frotter les mains: «Cette piste (DGSE) mérite de retenir l’attention.»

Tout en rendant compte fidèlement à la DST, tous les deux mois, Jean-Charles Brisard lui remettra une copie de la compil. Faudrait-il poursuivre le contre-espionnage pour recel? Ironie de l’histoire, l’enquête pénale pour violation du secret défense a été confiée à la DST, sous sa casquette de service de police judiciaire. Le juge Trévidic entendait faire la lumière sur la curieuse relation entre la DCRI et Jean-Charles Brisard. Ce dernier lui a répondu qu’il «n’entend pas être condamné pour des actes commis à la demande» d’un service de renseignement. Dans une ultime note déclassifiée, la DST paraissait soulagée: «Jean-Charles Brisard ne compte pas fournir au magistrat l’identité de son traitant. Pourvu que ça dure!» Manifestement, ça a duré.

(Avec Renaud LECADRE)