Un Centre de Veille et d’Intelligence Économique pour 54 États

[Africa Diligence] Avec le CAVIE, « ce sont les experts de 54 pays d’Afrique qui vont allumer le feu de l’intelligence économique sur l’ensemble du continent. C’est un mouvement d’une ampleur exceptionnelle qui se dessine sous nos yeux, et aucun pays africain ne sera laissé sur le bord du chemin. » Propos recueillis par le site « Ecce Africa ».

Ecce Africa : Pour l’expert que vous êtes, comment définir l’intelligence économique, et qu’est-ce qu’elle représente pour l’Africain ordinaire ?

Guy GWETH : L’intelligence économique part du principe qu’il ne suffit pas d’être le meilleur dans son domaine pour gagner. Être bien informé de la concurrence en particulier et de l’environnement en général permet d’anticiper, de résister, de déjouer, voire de retourner certains écueils. L’Africain ordinaire comprendra que parvenu au stade où elle en est, l’économie de son continent a besoin de professionnels qui collectent, mettent en forme, sécurisent, et diffusent les informations sur lesquelles les dirigeants et les opérateurs économiques doivent s’appuyer.

Comment décririez-vous le paysage de la veille et de l’intelligence économique en Afrique ?

À l’image du continent, c’est un paysage à double faces. Il y a d’un côté, une dynamique moderne (adossée à des outils de veille et d’analyse numériques performants) principalement tractée par les étrangers ou les Africains ayant fait leurs classes à l’extérieur du continent. Il y a de l’autre côté, de veilles pratiques de renseignement humain qui ont montré la preuve de leur efficacité, mais hors du champ économique. Le CAVIE entend optimiser le mariage de ces deux approches par la formation, la recherche et la publication de notes de veille complètes.

Vous êtes à l’origine de la création du Centre Africain de Veille et d’Intelligence Économique (CAVIE), pourquoi pensez-vous que l’Afrique en avait besoin ?

L’Afrique en avait besoin au moins pour trois raisons. Primo, parce que nos aînés ont échoué à créer une Organisation africaine respectable et respectée dans ce secteur stratégique. Secundo parce que l’Afrique a cessé d’être un simple pourvoyeur de matières premières pour devenir la nouvelle frontière de la croissance mondiale. Tercio, parce que l’histoire, la place et les réalités de notre continent sont telles qu’il fallait absolument définir un référentiel de formation et une labellisation spécifiques aux pratiques de la veille et de l’intelligence économique en Afrique.

Le CAVIE se propose de fédérer les expertises de plusieurs pays Africains, Algérie, Burundi, Cameroun, Congo et Djibouti ; n’y a-t-il pas de risque de produire des outils d’analyse trop génériques pour des contextes internes si profondément divergents ?

Merci de poser cette question. Car elle permet de rappeler avec nos confrères Ethiopiens qu’« un seul morceau de bois donne de la fumée mais pas de feu ». Au commencement du CAVIE, il y a l’Algérie, le Burundi, le Cameroun, le Congo et Djibouti, comme vous le rappelez fort opportunément. Mais très prochainement, ce sont les experts de 54 pays d’Afrique qui vont allumer le feu de l’intelligence économique sur l’ensemble du continent. C’est un mouvement d’une ampleur exceptionnelle qui se dessine sous nos yeux, et aucun pays ne sera laissé sur le bord du chemin. Nous sommes trop conscients des disparités entre nos pays pour ne pas en tenir compte au moment de veiller et de défendre chaque pan de nos économies respectives.

Quels sont les leviers de réussite de votre modèle, dans un paysage dominé par l’économie informelle et l’inexistence ou la faible actualisation des chiffres statistiques officiels ?

La réponse à cette question est ce qui nous distingue fondamentalement des autres organismes de formation, de défense et de promotion de la veille et de l’intelligence économique modernes : le renseignement humain. C’est l’ADN du CAVIE. C’est l’élément primordial qui donne du sens et ajoute de la valeur aux professionnels évoluant dans l’environnement que vous décrivez.

Une autre caractéristique de l’économie africaine est le très faible taux d’analphabétisme, 41% en Afrique subsaharienne selon les chiffres de l’Observatoire des Inégalités, comment comptez-vous atteindre toutes ces personnes non alphabétisées qui sont pourtant très souvent des acteurs importants de l’économie ?

Si vous vous mettez provisoirement à l’abri des segmentations chères aux observatoires, vous réaliserez rapidement que l’alphabet de l’économie est universel et qu’il tient dans deux mots : l’offre et la demande. C’est en cela que le troc, à lui seul, constitue déjà un espéranto. Pour le CAVIE, l’analphabétisme consiste à fermer les yeux sur son environnement, à cesser de s’étonner, à se refuser ou à s’arrêter d’étudier la concurrence pour se contenter de son nombril.

Le CAVIE a un statut d’Organisation Non-Gouvernementale, donc a priori apolitique. Pourtant la collecte et la manipulation de données économiques restent des actes hautement politiques, comment comptez-vous maintenir l’équilibre entre la rigueur scientifique et les sollicitations politiques qui pourraient émerger ?

Je vous remercie d’utiliser l’expression « rigueur scientifique ». Car la science, la vraie, n’a pas de chapelle politique. En revanche, ce que vous nommez « manipulation des données économiques » n’est pas l’apanage de l’Afrique. Vous souvenez-vous de la crise de subprimes aux États-Unis ? Savez-vous que l’idée centrale du modèle de stratégie chinoise selon Sun Tzu est d’utiliser la ruse pour amener l’ennemi à déposer les armes et à se rendre sans combattre ? Sachez simplement que le CAVIE se battra partout où la compétitivité des États et des entreprises africains sera en jeu, dans le respect du droit, des us et de l’éthique du lieu d’action.

L’économie africaine est portée par une série d’ « accords historiques » prépondérants avec d’anciennes puissances colonisatrices, et une forte aide au développement. Pensez-vous que cet environnement est favorable à l’émergence d’une économie autonome pour le continent ?

Ce que d’aucuns appellent « économie autonome » est une vue de l’esprit. Dans le monde réel, les économies sont imbriquées les unes dans les autres. Regardez l’impact de la crise chinoise sur les économies du monde… C’est aussi le sens de la « communauté économique internationale ». En fonction des situations et des intérêts, les acteurs passent de la coopération à la compétition, voire à la coopétition. La vraie question ici est : comment opérer dans un contexte de concurrence exacerbée ? La réponse du CAVIE tient d’un des principes cardinaux de la stratégie africaine : nourrir ses adversaires pour s’en nourrir lorsqu’ils seront gras.

Les start-ups, acteurs économiques émergents sur le continent, restent marqués des contingences structurelles : une grande capacité d’innovation et une relative insécurité de la structure managériale et juridique. Pensez-vous que c’est un modèle bénéfique pour les pays d’Afrique si ceux-ci ne peuvent pas toujours fournir les assurances institutionnelles qui équilibrent la faiblesse de ces initiatives ?

Notre continent est à l’aube d’une révolution technologique. La jeunesse bouillonne de créativité et le digital offre des opportunités comme jamais auparavant. Regardez les formidables exemples du Togolais Afate Gnikou et son imprimante 3D, du Camerounais Arthur Zang et son Cardiopad ou du Congolais Vérone Mankou et ses tablettes. On peut multiplier les modèles du genre et ce cercle vertueux n’est pas près de s’arrêter. Avec cette génération, le génie africain sort de la colonie des idées et s’expose à la face du monde grâce au réseau des réseaux. Mais entre cette créativité et la constitution d’entreprises de taille critique, il y a un fossé qu’il faut absolument combler. Le CAVIE se tiendra aux côtés de ces start-up pour délivrer l’information utile à leur naissance et à leur développement dans un marché mondialisé.

Bio express

Spécialiste des marchés africains, Guy Gweth est le fondateur de Knowdys Consulting Group, leader du conseil en intelligence stratégique et due diligence en Afrique centrale et de l’Ouest. Responsable du Programme « Doing Business in Africa » à Centrale Paris et EMLyon, il enseigne la due diligence en MBA à l’ESG Management School de Paris, la veille stratégique à BGFI Business School de Libreville, et la géostratégie africaine à l’Université de Reims Champagne-Ardenne. Outre le Centre africain de veille et d’intelligence économique, il préside également le Groupe de Recherche et d’Action sur la Sécurité Informatique en Afrique (GRASIA). Il est notamment l’auteur de « 70 chroniques de guerre économique » paru en 2015.

Entretien réalisé par Aaron Akinocho