Guerre des cartes SIM ethniques à Barbès

En cette fin d’après-midi, les trottoirs sont bondés à Barbès, comme d’habitude, dans ce quartier très populaire du nord de Paris. En remontant les boulevards de la Chapelle et Barbès, c’est une suite ininterrompue de cafés, kebabs, bijouteries, épiceries exotiques, et surtout de « boutiques » Télécom. A l’intérieur, rien à voir avec les rayonnages léchés des magasins Orange, Bouygues Télécom ou SFR. Ambiance de guérilla économique.

Ici, pas de forfaits : uniquement des terminaux « nus », beaucoup d’entrée de gamme (Alcatel, Nokia, même des Bic Phone), quelques smartphones (Samsung, BlackBerry, iPhone) et des iPad à prix cassé : on n’est visiblement pas chez des revendeurs agréés Apple. Ces boutiques vendent surtout des cartes SIM (les identifiants des téléphones) à des prix défiant toute concurrence pour des appels à destination de l’étranger, ainsi que des recharges en crédit de minutes. Ce marché était jusqu’à présent peu investi par les grands opérateurs de télécom français. SFR a décidé d’y tenter sa chance : le deuxième opérateur mobile hexagonal lance, le 12 juin, un opérateur mobile virtuel (sans réseau) à vocation « ethnique » baptisée Buzz Mobile.

Guerre sans merci

SFR va devoir affronter deux concurrents de taille : Lebara et Lycamobile. A Barbès, impossible de les rater. Les « stickers » bleus du premier habillent totalement la devanture et jusqu’au comptoir intérieur de ses distributeurs. Son concurrent Lyca colle lui aussi ses affichettes partout : chez les épiciers, les coiffeurs, les photographes ou les vendeurs de djellabas. Lebara et Lyca trustent littéralement le marché des télécoms « ethniques » en France, loin devant les opérateurs virtuels tels que Virgin Mobile, Prixtel ou Budget Telecom.

Pour conquérir des clients, les deux groupes se livrent une guerre sans merci. Leurs concurrents, qui les redoutent, les ont baptisés « les Montaigus et les Capulets des télécoms » ou « les Bernard Arnault et François Pinault du Sri Lanka ». Fondé par trois frères britanniques d’origine sri-lankaise, Lebara est arrivé le premier en France, en 2010. Il a été suivi de peu par Lycamobile. « Ils sont à couteaux tirés », se moque un concurrent.

Actuellement, à Barbès et dans le quartier tamoul de la Chapelle, c’est Lyca qui tient le haut du pavé. « Il paraît qu’ils ont déposé le bilan », glisse le vendeur d’un distributeur Lyca, à propos de Lebara. Une information a priori totalement fausse : Lebara a réalisé un chiffre d’affaires de 648 millions d’euros en 2011 pour un profit opérationnel de 20 millions d’euros. « Leurs communications sont de mauvaise qualité », persifle un autre, toujours à propos de Lebara. Demandez des renseignements sur Lyca à un revendeur Lebara, il devient tout de suite soupçonneux : « Vous travaillez pour eux ? »

« Marqués à la culotte »

Les deux groupes « se marquent à la culotte ». Si l’un fait une promotion, l’autre embraye. Le premier colle ses publicités dans un quartier… le deuxième débarque illico. « Les gens de Lyca passent derrière nous pour arracher nos publicités », assure-t-on chez Lebara.

Que proposent exactement les deux opérateurs ? Un numéro de téléphone et un crédit de minutes. Pour une carte SIM achetée 7 euros, le client obtient 7,5 euros de crédits. Puis, il faut racheter des crédits de 5, 10 jusqu’à 50 euros. La clientèle visée ? Des Français d’origine étrangère ou des étrangers ayant gardé des liens solides avec leur famille au pays, qui n’appellent souvent qu’une seule destination : Afrique subsaharienne, Maghreb, un peu moins l’Asie. Et qui ne veulent pas de la contrainte d’un abonnement mensuel : souvent, ils n’ont pas de compte en banque ou de justificatif de domicile à fournir.

« Ce sont surtout des populations sans compte en banque, ou sans papiers », assure le patron d’un opérateur virtuel. « Pour eux, le forfait c’est trop cher », suggère un Marocain, vendeur dans une boutique distribuant du Lycamobile. Ils sont habitués à jongler avec les opérateurs, ils disposent souvent de deux, trois, voire davantage de cartes SIM, qu’ils utilisent au gré des promotions sur les destinations qui les intéressent.

Tarifs avantageux

Aucun chiffre officiel ne circule sur la taille du marché « ethnique » français. Selon les experts, il oscille entre 1 et 2 millions de personnes. Un segment de « niche », mais pas négligeable pour autant : en plus de SFR, Virgin Mobile, le plus gros des opérateurs virtuels français, réfléchit aussi à une offre. Et pour cause : « Mes clients sont souvent de gros consommateurs. Certains viennent plusieurs fois par jour chercher des recharges », assure le patron d’un magasin multimarque. « Ils peuvent consommer facilement jusqu’à 30 euros par mois », constate aussi le patron d’un opérateur virtuel.

Leur succès ? Lyca et Lebara le doivent d’abord à leurs tarifs. En ce moment, Lyca propose la Chine pour 7 centimes la minute depuis un mobile, le Cambodge est à 10, le Sri Lanka à 12. Moins cher, bien moins cher qu’un appel intérieur : de portable à portable, en France, la minute de communication (hors forfaits illimités) est en moyenne de 15 centimes d’euros. D’ordinaire plus cher, le Maghreb est lui aussi proposé à des tarifs très avantageux : environ 29 centimes. « Comme nous sommes présents dans huit pays européens, avec 4 millions de clients au total [Lyca en revendique le double dans quatorze pays], nous nous rattrapons avec des volumes d’achat de minutes considérables », assure Benoît Chamoux, directeur marketing de Lebara France.

Leur présence massive sur le terrain explique aussi pour beaucoup leur succès. Lebara revendique 35 000 points de vente en France. « Nous sommes dans tous les bars-tabacs, les magasins de presse Relay, Auchan, Cora. Nous devons être là où vivent nos clients, dans les quartiers ethniques, mais aussi là où ils travaillent, pour qu’ils ne soient pas loin d’un distributeur quand ils ont besoin d’une recharge », note M. Chamoux. Une centaine de commerciaux, parlant plusieurs langues, battent la campagne au profit de la marque. Lyca est également disponible dans les bars-tabacs, la grande distribution, les magasins Relay.

Habillage des boutiques

Les deux ont une manière bien à eux de convaincre les commerçants de distribuer et de promouvoir leurs offres : Lebara propose, par contrat assure-t-il, l’habillage des boutiques. « Ils nous donnent 100 euros par mois, mais je n’en veux pas, parce que du coup, on ne voit pas les autres produits », explique, Tarik, gérant d’une boutique près du boulevard Barbès.

A en croire les commerçants du quartier, Lycamobile – la direction britannique n’a pas donné suite à nos sollicitations – paie, lui, en nature : « 150 cartes SIM par mois gratuites », assure l’un d’eux, « ça part comme des petits pains », ajoute-t-il. « S’ils marchent aussi bien en ce moment, c’est parce qu’ils permettent aux taxiphones de continuer à faire du business », remarque un voisin. Les taxiphones ont fleuri jusqu’au milieu des années 2000 dans les quartiers populaires, proposant des cabines téléphoniques avec des tarifs préférentiels pour appeler l’étranger depuis un fixe. Désormais ils périclitent, car tout le monde, ou presque, même les plus modestes, dispose d’un portable.

Lyca et Lebara doivent aussi leur succès à la qualité relativement bonne des communications qu’ils proposent. Et à leurs promotions incessantes : pour le ramadan, les révolutions arabes… Mais, selon Emeka Obiodu, analyste du cabinet Ovum, leur suprématie serait menacée. Comme le souligne un commerçant : « Un coup, c’est l’un, un coup, c’est l’autre. Avant, c’était les opérateurs Ortel et Symacom qui faisaient les offres les moins chères. Demain, ça sera quelqu’un d’autre… »

Les gros opérateurs, s’ils parviennent à être aussi présents sur le terrain, pourraient devenir de sérieux concurrents. SFR arrive avec des tarifs très agressifs : « Nous serons entre 20 % et 80 % moins cher », assure Joël Thivet, patron de la nouvelle structure Buzz Mobile. Sur l’Algérie, Buzz sera à 19 centimes la minute, 10 de moins que Lyca ou Lebara. « Les smartphones vont se démocratiser. Les gens pourront les utiliser avec l’application Skype, qui permet de téléphoner en se servant d’une connexion à Internet, sans passer par l’opérateur. Cela pourrait signer, à terme, la fin de ces deux mini-géants », prévient Emeka Obiodu.

(Avec Sarah Belouezzane & Cécile Ducourtieux)