Djibril Diakhaté : le prof Sénégalais qui scrute l’émergence à travers les TIC

[Africa Diligence] Enseignant-chercheur en science de l’information à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, Djibril Diakhaté a quitté la France après son doctorat, en 2011, pour répondre à l’appel de l’Afrique émergente. Pour ce panafricaniste, les technologies de l’information et de la communication (TIC) constituent un formidable levier de croissance sur lequel peut surfer la jeunesse africaine si elle est encadrée de manière idoine.

Après un Master en valorisation de l’information et médiation des connaissances à l’Université d’Aix Marseille 3 et une thèse de doctorat en sciences de l’information et de la communication soutenue en 2011, à l’Institut d’Études Politiques d’Aix en Provence, Djibril Diakhaté est revenu enseigner à l’école qui l’a formé au Sénégal. « Aujourd’hui, explique-t-il, c’est avec fierté que j’enseigne les sciences de l’information à l’EBAD, l’école de mes premiers pas en information scientifique et technique et économique (ISTE). Cette institution pionnière en Afrique dans le domaine m’a fait découvrir pendant quatre années, après le Baccalauréat, l’importance de l’information dans la conduite des affaires et la compétitivité des entreprises.»

Outre ses fonctions d’enseignant, le jeune leader Sénégalais est également actif dans le secteur du conseil en management des connaissances, veille et intelligence économique, aussi bien en France qu’au Sénégal. « À Marseille Provence Technologies et à la Chambre de Commerce et d’Industrie de Marseille Provence, argumente-il, j’ai eu la chance de participer à l’exécution du projet I-Mind, financé par le Fonds Social Européen pour accompagner les petites entreprises et les porteurs de projets à l’innovation technologique […] J’ai aussi récemment aidé une grande banque régionale africaine à la mise en œuvre de sa stratégie de gestion des connaissances. »

Djibril Diakhaté compte renouveler ce type d’expériences, sous diverses formes, afin d’aider les entreprises africaines à prendre en compte la variable « information » dans leur stratégie pour un meilleur positionnement dans la compétition internationale. Malheureusement, «les acteurs publics et privés, à quelques exceptions près, ne semblent pas assez convaincus par l’impact réel des dispositifs de veille et d’intelligence économique dans leur compétitivité », explique le jeune expert-consultant qui a accepté de répondre à nos questions.

Africa Diligence : Croyez-vous en l’émergence économique du continent africain ?

Djibril Diakahté : Définitivement oui ! Être panafricaniste et ne pas croire en l’émergence africaine ne font bon ménage. C’est parce que je crois en l’Afrique que je n’ai pas hésité à revenir travailler dans mon pays alors que d’autres m’ont incité à rester en France. Ce que je ne regrette pas. C’est parce que je crois en l’émergence africaine que je me mets dans une situation de désolation à chaque fois que je vois des actes anti développement posés par un citoyen ordinaire, un homme politique, un chef d’entreprise ou un homme d’État. C’est parce que je crois en  l’homme Africain que je suis profondément peiné à chaque fois que des jeunes déçus par l’avenir que leur offre leur pays échouent en mer en migrant vers des prairies qu’ils croient plus vertes. Enfin croire en l’Afrique me met dans une situation d’espérance quand je vois tout le potentiel de ce continent, ces matières premières, la « virginité » dont il jouit dans beaucoup de secteurs et l’usage que ses dirigeants mal éclairés en font. Malgré ces paradoxes je croirai toujours en l’émergence africaine car la population y est encore jeune, dynamique et débrouillarde ; les ressources y sont encore abondantes alors qu’elles s’épuisent ailleurs ; les compétences s’y développent avec des écoles aux standards internationaux et les vagues de retours des Africains formés dans les meilleurs écoles occidentales s’intensifient au gré de crises économiques ; l’éveil progressif des consciences africaines à la démocratie, à la liberté, gage de stabilité. La vraie question selon moi et qui convient à mon état d’esprit est à quelle vitesse acheminons-nous vers cette émergence ? Allons-nous être témoins de cette émergence ? Quels sont les goulots d’étranglement de cette marche vers le développement ?

Il est évident que les obstacles au plein développement sont nombreux en Afrique. Ils sont d’abord d’ordre humain. L’Afrique n’a pas encore les dirigeants qu’il faut pour mener vers l’émergence. La volonté politique que requiert un tel projet manque cruellement. Il nous faut des chefs d’État capables de prendre des décisions allant dans le sens d’affirmer la souveraineté et l’indépendance de nos pays face à certains lobbies. L’Afrique a besoin d’un peuple éduqué, discipliné car le développement est d’abord humain avant d’être économique. Les systèmes éducatifs dans nos pays sont en déliquescence.  Grèves endémiques, programmes scolaires en déphasage avec les réalités des pays, manque d’infrastructures pédagogiques… minent le quotidien de nos enfants avec comme conséquences la disparition des systèmes de valeurs fondamentalement ancrés dans nos cultures, notamment la solidarité, le respect de l’autre, ou l’honnêteté. L’émergence doit aussi avoir comme soubassement des compétences techniques avérées. Il faut travailler à faire revenir la technique au détriment de la politique pour paraphraser feu Kéba Mbaye. Ce n’est pas la politique politicienne qui va développer un pays mais des hommes et des femmes compétents capables de mener efficacement des projets de développement. Il est triste de constater, dans nos pays, l’émergence de la « profession de politicien », une aberration. Ces gens-là, incompétents et sans expérience qui, par le jeu des récompenses politiques ou de leur proximité avec le parti au pouvoir, sont parachutés à des postes de responsabilités. Ils sont présidents de conseil d’administration, directeurs de sociétés, ministres, directeurs d’agences etc., dans des gouvernements qui disent travailler pour l’émergence. Un paradoxe qui ne gêne plus grand-monde. Ceci confirme la juste observation d’un vieux sage Malien : « Pour que l’Afrique soit développée, il faut que le père de chaque africain devienne Président une fois ».  Comme pour dire que l’émergence est bien une réalité pour les familles et proches de nos dirigeants, et pour nos concitoyens, une chimère.

S’il fallait vous aider à contribuer au développement rapide de l’Afrique, quels leviers pourrait-on activer ?

Difficile de répondre à cette question car des leviers il y’en a beaucoup. Je crois qu’il y en a un qui me tient à cœur. C’est l’accompagnement des jeunes à l’entreprenariat. Les États n’ayant pas les moyens d’offrir du travail à tout le monde peuvent néanmoins créer les conditions propices à la création d’entreprises. En Afrique, éclosent de belles idées mais fautes de possibilités, elles se concrétisent rarement. Je crois que la mise en place d’incubateurs de projets, de pépinières d’entreprises spécialisées dans des domaines précis, peut être une solution sérieuse au chômage des jeunes. L’innovation frugale est une réalité en Afrique. De jeunes Africains confrontés à des problèmes du quotidien inventent des solutions appropriées qui, malheureusement, ne sont pas valorisées. Qui peut connaître mieux qu’un Africain le problème de l’Afrique. Et pourtant il existe des solutions africaines aux problèmes africains. Il faut cesser d’apporter des solutions sophistiquées à des problèmes simples, en finir avec ce que Dénis Lambert appelle « le mimétisme technologique », cette tendance à vouloir s’identifier aux « … réalisations les plus avancées des pays du Nord abandonnant les voies les plus accessibles ». De la même manière qu’en Inde, en Afrique, des gens ordinaires créent et innovent pour améliorer leur quotidien. Les incubateurs de projets et les pépinières d’entreprises peuvent faire un travail de recensement de ces innovations, accompagner leurs auteurs à la valorisation du produit. Des initiatives sont à saluer dans ce domaine avec le projet Jokkolabs au Sénégal et le CTIC Dakar. Mais il faut accélérer la cadence car le chemin vers l’émergence est encore loin.

Si vous vous retrouviez à la tête de votre pays, dans les 24 heures, quelles seraient vos trois premières décisions ?

Premièrement, remettre dans le giron de l’État les entreprises nationales qui travaillent dans les domaines de souveraineté. Nous ne pourrons jouir de notre pleine indépendance qu’en contrôlant nos entreprises stratégiques.

Deuxièmement, réduire le train de vie de l’État en supprimant les doublons dans l’administration notamment certaines agences budgétivores et inefficaces ; réduire le nombre de ministres, supprimer la fonction de ministre-conseiller et utiliser l’argent pour soulager les populations. Les Sénégalais ne mangent pas à leur faim.

Troisièmement, œuvrer pour l’autosuffisance alimentaire. Il est illusoire de vouloir se développer en important ce que vous mangez. Le Sénégal a échappé de peu aux émeutes de la faim d’il y a quelques années.

Que pensez-vous de l’avènement du Centre Africain de Veille et d’Intelligence Économique?

C’est une initiative que je salue fortement. J’espère que le Centre Africain de Veille et d’Intelligence Économique déploiera bientôt ses tentacules dans les différentes régions du continent. Il y a un travail énorme de sensibilisation et d’accompagnement à faire. Nos États et nos entreprises doivent comprendre qu’on ne fait plus du business avec de la matière première seulement, encore moins « bunkérisés » dans des niches commerciales locales ou nationales qu’on croyait inatteignables. La guerre économique mondiale a levé les barrières et se fait plutôt avec l’arme de l’information. Il ne s’agit plus de vendre ou d’acheter mais de bien vendre, de bien acheter, et surtout de bien négocier. Pour cela, faudra-t-il disposer de la bonne information commerciale, technologique, concurrentielle ou juridique. Et cette bonne information ne s’invente pas. Elle est la résultante d’un dispositif préalablement mis en place, articulé autour d’hommes, de compétences techniques et méthodologiques et d’infrastructures technologiques concourant à colleter, analyser et diffuser la bonne information à la bonne personne et au bon moment. Tout cela chapeauté, au niveau des États, par une politique de protection de l’économie et une stratégie d’accompagnement et de lobbying en faveur des entreprises. L’exigence de développement ne nous permet plus d’ignorer cette dimension de l’information. Malheureusement l’Afrique, en tout cas au niveau des États, ne sent pas le vent tourner. On dirait qu’elle se satisfait de cette situation de dominée qui croit dur comme fer que les meilleurs c’est toujours les autres. Plusieurs exemples nous confortent dans cette idée.  Au Sénégal des entrepreneurs locaux bien compétents sont parfois obligés de mettre en avant des managers étrangers pour espérer gagner des marchés. Le complexe du toubab a la peau dure en Afrique. Le Président de la République a aussi récemment confié l’exécution du Programme d’Urgence de Développement Communautaire (PUDC) d’un montant de 442 milliards de FCFA au Programme des Nations Unies pour le Développement au lieu de valoriser les compétences des entreprises locales. L’Afrique ne pourrait tirer amplement profit de l’intelligence économique qu’en investissant sur un large projet de changement des mentalités. Le travail doit d’abord porter sur les hommes, leur manière de faire et de penser. Il faudra les pousser aux changements. Un projet de construire un nouveau type de managers, d’administrateurs imbus des idées et valeurs susmentionnées, est d’autant plus urgent que la situation n’a jamais été aussi propice.  Du fait des possibilités qu’offrent les technologies de l’information et de la communication, l’Afrique dispose d’une chance ultime de profiter de l’information stratégique pour son développement. Comme dit-on souvent : l’occasion nous est offerte de ne pas rater la révolution du numérique comme on a dû rater la révolution industrielle. En avant le CAVIE !

Propos recueillis par la Rédaction

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