Doudou Mandakh Sow : « L’émergence économique doit mourir pour faire vivre les Africains »

[Africa Diligence] Doudou Mandakh Sow est un brillant sociologue Sénégalais spécialisé dans la décentralisation et le développement local. Il est Conseiller technique à la branche famille de la sécurité sociale française. La riche expérience accumulée dans le domaine de l’ingénierie sociale, le développement culturel, la formation des acteurs locaux et la conduite de programmes socioéducatifs le rend optimiste quant à l’émergence de l’Afrique.

Né à l’aube des indépendances africaines au Sénégal, Doudou Mandakh Sow a effectué son cursus scolaire secondaire dans des établissements prestigieux comme le Prytanée de Saint Louis et l’ex lycée Van Vollenhoven de Dakar. Pendant cette période très riche de l’adolescence, il suit de très près des africanistes de renom comme Cheikh Anta Diop, Tchicaya U Tam’si, Wolé Soyinka, Stanislas Adotévi, Franz Fanon, Aimé Césaire, René Dumont ou Nelson Mandela. C’est au début des années 1980 qu’il arrive en France pour y faire une formation d’ingénieur informatique à l’Université technologique de Compiègne, alors unique en son genre. Mais très vite, son appétence pour les combats de l’Afrique contre les injustices prend le dessus. Révulsé par l’exclusion des immigrés africains et le racisme ambiant, il intègre le mouvement ‘‘tiers-mondiste’’ rémois et s’illustre dans la lutte pour la reconnaissance des cultures africaines, très marginalisées à l’époque. Cet engagement très remarqué lui vaut d’être coopté dans divers réseaux associatifs dont celui de l’éducation populaire où il va parfaire ses compétences en matière de politique éducative de jeunesse et de développement social et culturel. Parallèlement à cette intense activité militante auprès des populations immigrées, notamment, qui va se transformer en activité professionnelle, il se forme à l’ingénierie du développement culturel à l’Université de Paris VII avec une Maîtrise au bout. Par la suite, c’est au Centre de recherches de l’Université de Reims qu’il décrochera un DESS en Décentralisation et développement local avant de finaliser plus tard une co-formation Université Lyon II/Collège coopératif de Lyon, d’ingénieur social. « Après presque 30 années d’activité, confie-il, j’ai acquis l’essentiel de mes compétences en formation continue et accumulé une riche expérience auprès de diverses institutions (État, collectivités locales, organismes de sécurité sociale, structures de formation ou associations d’habitants) dans des domaines aussi variés que l’ingénierie sociale, le développement culturel, la formation des acteurs locaux et la conduite de programmes socioéducatifs. » Aujourd’hui, l’ambition du sociologue émérite qui a accepté de répondre à nos questions est de transférer cette expérience vers l’Afrique, en collaboration avec des acteurs comme l’Association fédérative des experts et consultants de la coopération technique internationale, et tous ceux qui voudront se joindre à la démarche.

Africa Diligence : Croyez-vous en l’émergence économique du continent africain ?

Doudou Mandakh Sow : Ces dix dernières années, les organisations sous-régionales africaines telles que la CEMAC et l’UEMOA ont demandé aux différents États-membres de s’engager dans la voie de l’émergence économique. L’année 2025 a même été retenue comme une date butoir, d’où les slogans qui se sont mis à fleurir : « Bénin émergent », « Burkina émergent », « Congo émergent », « Gabon émergent », « Sénégal émergent », etc. La forte croissance économique africaine – plus de 5 % de moyenne depuis 15 ans – a certainement favorisé cet engouement. L’expression est aujourd’hui dans toutes les bouches au point qu’elle semble parfois s’être substituée à un autre référent – le développement – pour se transformer en notion performative dans la mobilisation économique de certains pays encore classés parmi les moins avancés. Pourtant l’émergence n’est pas une vue de l’esprit ou un leurre puisque des pays dits émergents existent bel et bien à l’instar des BRICS auxquels il faut ajouter la Turquie, le Mexique ou encore la Malaisie. Cependant, en Afrique, malgré cette croissance vigoureuse et durable, il n y a pas eu de véritable amélioration de l’emploi décent crée et du pouvoir d’achat distribué équitablement et de manière continue. D’autre part, les difficultés présentées par certains pays appartenant aux BRICS nous éclairent sur la fragilité du concept d’émergence économique par rapport aux enjeux du développement humain. Ainsi donc, contrairement aux vertus que lui prêtent certains, je dirai que l’émergence économique n’est pas une stratégie mais la conséquence d’un ensemble d’actions volontaristes, agencées pour servir les intérêts des populations concernées et pas seulement les multinationales. Pour une entité en voie de développement comme en Afrique, elle doit signifier amélioration du mieux-être des populations et cela ne pourra se faire sans la mise à disposition de l’énergie, l’eau, les infrastructures, les accès à l’internet, les accès à la finance de proximité dans le cadre d’un environnement des affaires prévisibles, une gouvernance économique transparente et une paix civile et politique durable. Cela ne suffit pas de se gargariser de mots porteurs d’espoirs et de lendemains qui chantent. La croissance, le développement, l’émergence doivent nourrir et faire vivre son homme. Pour moi, c’est aussi cela l’émergence, la sortie de la pauvreté pour manger au moins à sa faim, assurer sa santé, se loger, s’habiller et se cultiver sans l’assistanat extérieur ; on est encore malheureusement bien loin du compte même dans une perspective de long terme fixée généralement autour de 2030. Malgré une amélioration et des opportunités certaines, les effets de la croissance sur l’émergence économique du continent sont encore mitigés et les perspectives d’évolutions largement conditionnées. Mais l’espoir est là et il appartient à chaque Africain de le nourrir. Je pense que pour cela, les mesures de la conférence internationale qui s’est tenue en mars dernier à Abidjan peuvent véritablement aider.

S’il fallait vous aider à contribuer au développement rapide de l’Afrique, quels leviers pourrait-on activer ?

On prête à Archimède la phrase célèbre ci-après : «Donnez-moi un levier et je vais soulever le monde». Le levier est par essence «un instrument accessible» qui, placé à un endroit précis, peut soulever une très grande masse. Par analogie, les cinq leviers ci-après m’apparaissent tout à fait indiqués pour arriver à ce que vous me demandez.

1er levier : le développement rapide de l’Afrique ne sera possible que si elle pousse sa jeunesse dans les secteurs sociaux de base – éducation, santé, formations professionnelles – en lui assurant une éducation de qualité et en lui redonnant confiance en elle-même notamment dans les zones rurales et les banlieues autour des zones urbaines.

2ème levier : à côté de cela, il faut aussi une priorité pour la transformation, sur le continent même, des ressources d’origine agricole, minière, halieutique, environnementale et culturelle avec une qualification des capacités productives dans ces différents domaines et la maîtrise des chaines de valeurs qui y sont associées. Dans ce but, les institutions comme la BAD, le Fonds monétaire africain – à créer de toute urgence – et d’autres financeurs doivent mettre en place des solutions spécifiques en soutien à cette nécessaire industrialisation de l’Afrique. Contrairement à ce que disent certains, je pense que c’est une étape qu’il ne sera pas possible de sauter.

3ème levier : la gouvernance politique. Elle désigne la compétence institutionnelle qui consiste à élaborer, mettre en œuvre et assurer le suivi des politiques publiques destinées à corriger les dysfonctionnements de la société et de l’environnement dans un horizon temporel durable. Son « gouvernail » doit être entre les mains de leaders politiques qu’on pourrait qualifier de ‘‘transformationnels’’, les pays où ils interviennent connaissant en effet des avantages économiques et sociaux significatifs comme ce fut le cas en Corée du Sud dans les années 1960. La gouvernance, au niveau continental, doit s’appuyer par ailleurs sur un mécanisme de stabilité politique et institutionnelle ; autrement dit, un mode démocratique de désignation des responsables et d’exercice des pouvoirs de décision.

4ème levier : l’intégration systémique de la gouvernance continentale aux communautés économiques régionales et un ancrage au niveau des territoires locaux de l’ensemble des actions stratégiques à travers des politiques de décentralisation et de développement local plus mobilisées vers la satisfaction des besoins des populations.

5ème levier : pour faire agir les autres avec efficacité, me semble incontournable l’implication massive de la diaspora africaine située dans les pays du nord dont les compétences – de dimension mondiale pour certaines – servent aujourd’hui davantage les économies de ces pays que celles des pays du continent africain.

Si vous étiez élu chef de l’État de votre pays dans les 24 heures, quelles seraient vos trois premières décisions ?

Au Sénégal, mon pays d’origine, je retiendrai comme trois premières décisions d’un chef de l’État nouvellement élu, en dehors des décisions immédiates nécessaires à la passation de pouvoir et la formation de l’équipe gouvernementale, ce qui suit :

  • 1ère décision : la suppression du poste de 1er ministre

Il s’agit de rendre le chef de l’État responsable de tous les ministres et de l’ensemble du gouvernement afin de ne pas partager la mission de conduite de la politique de la nation pour laquelle il a été élu. Objectif : plus de clarté et plus de transparence, de responsabilité et d’efficacité donc dans les actions.

  • 2ème décision : la suppression de la Cour de répression de l’enrichissement illicite (CREI)

Il s’agit d’en finir avec la ‘‘justice spectacle’’ qui prévaut aujourd’hui. Objectif : construire une justice à la fois libre et indépendante indispensable dans un pays qui se veut démocratique et surtout essentielle pour avoir la confiance des populations, des acteurs politiques et des investisseurs économiques.

  • 3ème décision : la création d’un Sénat représentatif des élus locaux et des territoires à côté de l’Assemblée des députés représentatifs des citoyens.

Objectif : pouvoir compter sur un parlement à même de réaliser la vocation démocratique proclamée par la Constitution du pays, le chef de l’État partageant alors avec ces deux Chambres la compétence de définition de la politique de la nation tout en gardant le monopole de l’initiative des propositions et celui de la conduite des actions décidées en commun.

Que pensez-vous de l’avènement du Centre Africain de Veille et d’Intelligence Économique ?

La création du CAVIE me semble être une décision forte opportune. Regrouper sur une plateforme commune des experts dans leur domaine de plusieurs pays au service de la performance économique de notre continent ne peut qu’être positivement apprécié. Cela d’autant plus que parvenue au stade où elle en est, cette économie africaine a besoin de professionnels qui collectent, mettent en forme, sécurisent et diffusent les informations sur lesquelles les dirigeants et les opérateurs économiques vont s’appuyer pour relever l’immense défi du développement qui est devant nous. Si j’ai bien compris, c’est à cela que va servir la CAVIE et tout le monde, à mon avis, va en tirer un réel bénéfice.

Propos recueillis par la Rédaction

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